« Je viens de lire Gelassenheit de Heidegger. Dès qu’il emploie le langage courant on voit le peu qu’il a à dire. J’ai toujours pensé que le jargon est une immense imposture. Le style triste, genre Maurice Blanchot : pensée insaisissable prose parfaite et incolore. Sartre réussit à faire du bon Heidegger mais non pas du bon Céline. La contrefaçon est plus aisée en philosophie qu’en littérature ».
Illustrons le propos du philosophe Roumain :
« L’ouvertude est le genre fondamental du Dasein selon lequel il est son la. L’ouvertude est constitué par la disposibilité, l’entendre et la parole. Et elle intéresse co-originalement le monde, l’être au monde et le soi-même. La structure du soucis, comme être en avant de soi, tout en étant déjà en a-monde, comme être étant après l’intérieur au monde recèle en elle l’ouvertude du Dasein ».
Il est vrai, qu’à lire des salmigondis verbeux du genre de celui-ci, tiré du soi-disant maître livre « Etre et temps », il y a de quoi demeurer, pour le moins, perplexe…
Et ce n’est certes pas en ergotant sur une maladresse - ou un mauvais rendu de traduction, qu’on occultera tout le fumeux dérisoire de cette prose sans la moindre once intérêt.
Je reconnais volontiers n’être qu’un cuistre, incapable de saisir toute la portée du sublime esprit germanique soutenue par si vigoureuse prose… Mais, franchement, la vie est bien trop brève pour me la gâter avec de telles fatuités dont le sens se perd dans les limbes irracontables du Concept !
…ni d’ailleurs ne suis assez méchant pour souhaiter infliger telle lecture à mon pire ennemi… Quoi qu’hélas certains n’ont pas forcément le choix (désarroi attesté par cette illustration de lycéenne assistant à son x+1 ieme cours sur Kant et à qui l’on a dit Epicure sans interêt et pas même philosophe…) : tels ces élèves en classe de Terminale L qui cette année, outre l’indigeste brique des mémoires du général De Gaule, propulsée par quelques intrigants de couloirs ministériels au rang des œuvres littéraires, se sont trouvés contraints, pour les plus malchanceux, de manger du Kant, Hegel et du Heidegger à longueur de jours ; ce dernier étant, selon un certain point de vue professoral, ne l’oublions pas, rien moins que « le Platon du Xxe siècle… ».
Tout aux antipodes, voici un texte fulgurant de Cioran, qui me fit, il y a des années de cela, si grand effet que me prit alors l’envie d’en utiliser une bonne part pour une anodine divagation musicale…
GÉNÉALOGIE DU FANATISME
« En elle-même, toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.
Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’Improbable. Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y demeure assujetti ; s’épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l’évidence et du ridicule. Sa puissance d'adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l'aimer, en attendant de les exterminer s'ils s'y refusent. Point d’intolérance, d’intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui ne révèlent le fond bestial de l’enthousiasme. Que l’homme perde sa faculté d’indifférence : il devient un assassin virtuel ; qu’il transforme son idée en dieu : les conséquences en sont incalculables.
L'envie de devenir source d'événements agit sur chacun comme un désordre mental ou comme une malédiction voulue. La société, - un enfer de sauveurs ! Ce qu'y cherchait Diogène avec sa lanterne, c'était un indifférent...
[...] Toute foi exerce une forme de terreur, d'autant plus effroyable que les « purs » en sont les agents. On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs ; pourtant on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l'histoire ; ne croyant en rien, ils ne fouillent pas vos cœurs, ni vos arrières-pensées, ils vous abandonnent à votre nonchalance, à votre désespoir ou à votre inutilité ; l'humanité leur doit le peu de moments de prospérité qu'elle connut : ce sont eux qui sauvent les peuples que les fanatiques torturent et que les « idéalistes » ruinent.
Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s'éveille il y a un peu plus de mal dans le monde... »
(Précis de décomposition, 1949- Emil Cioran)