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3 juillet 2010 6 03 /07 /juillet /2010 17:14

Titre philoUn petit retour sur les sophistes.

L’occasion m’en est donnée par l’excellente émission des " Nouveaux chemins de la connaissance " du 22 juin dernier. Lors d’une semaine consacrée à l’opinion, après la très platonicienne et fort déplaisante Monique Dixsaut, venue pérorer sur " Socrate et l’opinion ", ce fut au tour du philosophe Gilbert Romeyer Dherbey, l’auteur du " Que sais-je ? " dédié aux sophistes - et dont j’ai déjà fait une note de lecture -, de venir nous entretenir l’opinion chez Protagoras et les autres sophistes. Extraits choisis :


 

ProtagorasRE (Raphaël Enthoven) : Hier on en parlait indirectement, en évoquant l’affrontement qui oppose Socrate aux sophistes, présenté par Platon comme une lutte à mort entre les tenants de la vérité et les partisans de l’opinion, du mensonge ou de l’apparence, cette fois ci c’est de l’autre coté des choses que nous allons aller, c’est à dire du point de vue des sophistes (…) et de Protagoras. On ne peux pas parler d’opinion sans parler des sophistes…

 

GRD (Gilbert Romeyer Dherbey) : Absolument. Je dirai tout d’abord que même en ce qui concerne Socrate, il ne faut pas confondre le Socrate historique et le Socrate de Platon. Et sans doute le Socrate historique a été beaucoup moins ennemi des sophistes que Platon ne le prétend. D’autre part, pour beaucoup de contemporains, Aristophane notamment, Socrate était un sophiste. Par conséquent il faut peut être se débarrasser de la trop petite idée que nous avons de la sophistique. Le gros ennui c’est que nous n’avons plus d’eux que des fragments, peut être Platon en est-il partiellement le responsable, mais si nous avions l’œuvre entière, et bien nous nous départirions, sans doute, de cette petite idée que nous avons d’eux, car Protagoras, entre autres, est un penseur de première grandeur.

RE : Justement, nous n’avons que des fragments des sophistes, mais la plupart des commentaires que nous avons sur les sophistes, viennent d’adversaires des sophistes, que ce soit Platon, ou Aristote d’ailleurs…

GRD : Il y a une tradition hostile à la sophistique. Il y a aussi une tradition hostile au platonisme, mais on en parle beaucoup moins souvent. Je crois que peut être la grande erreur a été, chez les modernes, de prendre Platon pour un historien de la philosophie, ce qu’il n’est pas du tout. Il est polémique vis à vis de ses adversaires, et c’est son droit de philosophe. Mais ne le prenons pas pour un historien de la philosophie (…). Donc il faut réviser ce procès qui a été fait aux sophistes. Et je pense que même si les sophistes nous ont laissés que des fragments on peut malgré tout reconstituer une pensée, puisque après tout, les paléontologues reconstruisent bien des squelettes d’animaux préhistoriques à partir d’ossements (…).

RE : Mais faut-il effectuer ce travail sur les sophistes eux-mêmes, ou faut-il assumer l’héritage fragmentaire des sophistes, en considérant que finalement que la lecture que les sophistes proposent du monde s’accommode, bien volontiers, d’une restitution fragmentaire de leurs propos ?

GRD : Oui évidement on peut toujours dire que, par exemple, c’est très heureux que nous n’ayons que des fragments d’Héraclite, et que si nous avions le texte complet nous serions tout à fit déçus, par rapport au caractère fulgurant des ces fragments. Mais il n’empêche qu’ils n’ont pas été écrits comme fragments. (…)

RE : " L’homme est mesure de toutes choses. De celles qui sont en tant qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas ". Le lieu commun, à partir de là, c’est de dire que pour Protagoras, les choses valent relativement à la perception qu’un homme peut en avoir. Et au fond, il faut opposer ce point de vue subjectiviste, à l’objectivité d’un Platon qui dira que Dieu est la mesure de toutes choses.

GRD : En ce qui concerne le problème des dieux, l’opposition entre Protagoras et Platon est Anthropos metronfrontale. Mais j’aimerai rajouter un troisième point de vue (…) car il y a trois moments dans la pensée de Protagoras, et qui ne doivent pas être mélangées, et on ne doit pas en changer l’ordre. En premier, chez lui il y a ce qu’il appelle les antilogies. C’est à dire que sur toutes choses, dit-il, et cela nous plonge dans cette problématique de l’opinion, il y a deux discours contraires. (…) Un exemple : Protagoras est le défenseur de la démocratie, et cette dimension politique est extrêmement importante. Il est l’ami de Périclès, le grand leader de la démocratie Athénienne. Un jour ils discutent une journée entière sur le problème suivant : un homme qui s’appelait Epitime de pharsal, a été tué accidentellement aux jeux olympiques par le jet d’un javelot. Et ils ont discutés toute une journée pour savoir qu’elle était la cause de la mort d’Epitime. Est-ce que c’était le javelot ? Est-ce que c’était le lanceur du javelot, ou l’organisateur des jeux ? Vous me direz que c’est un peu ridicule de dire le javelot, mais pas du tout, parce que pour le médecin, par exemple, la cause de la mort d’Epitime c’est bien le javelot. Ensuite le lanceur du javelot, c’est évident. L’organisateur aussi. Et alors dans quelle mesure, justement, sont-ils cause ? Et qu’elle est la cause ? Par conséquent il est difficile de répondre, voire impossible de répondre, de façon univoque, et nous sommes toujours en face d’expériences qui sont scindées. Et ça c’est très profond pour l’hellénisme. Regardez la tragédie grecque, c’est justement ce déchirement : entre deux positions, entre deux choix, deux attitudes, qui sont valables toutes les deux. (…) Si c’était, par exemple, Antigone qui avait parfaitement raison et Créon totalement tort, il n’y aurait pas de tragédie.

RE : On retrouve cette ambivalence dans la personne de Socrate lui-même… (…)

GRD : Que Socrate soit profondément ambigu, cela est sûr. D’ailleurs je rappelle que d’après les témoignages des anciens, et bien Socrate lisant un dialogue de Platon avait dit qu’il ne se retrouvait pas du tout dans ce qu’on lui faisait dire. De même Gorgias, ayant lu le Gorgias dit que Platon est un nouvel archiloque, c’est à dire quelqu’un qui fait de la poésie satirique, qui se moque. Donc il n’est pas objectif.

RE : Revenons-en à " l’anthrôpos metron ". Dans le Théétète, dans le Protagoras, Platon s’en prend explicitement à cette position. Dans les lois, Platon dit : " en réponse à Protagoras, le dieu est la mesure de toutes choses ". Il faut examiner les termes de ce débat. Dans qu’elle mesure réhabiliter l’infâme position perspectiviste de Protagoras, qui semble à cet égard déconstruire toute possibilité de science ?

GRD : (…) Protagoras essaye de sortir de ce monde de l’antilogie, et il cherche un stabilisateur. Et l’un d’entre eux est l’homme essentiellement. (…). " L’homme est mesure de toute chose " : cette phrase est profondément ambiguë finalement, car on se demande qu’elle est l’extension exacte de ce terme anthrôpos. Platon dans le Théétète commence par l’interpréter comme désignant l’individu, la subjectivité individuelle pure. (…) Et Socrate d’écraser facilement Protagoras en disant, " mais la sagesse Protagoras, elle n’est pas plus grande que celle d’un têtard de grenouille, car finalement pourquoi privilégier la sensation de l’homme et pas de la grenouille ". (…) Ce qui est étonnant, c’est que Platon lui-même, à la fin du texte consacré à Protagoras dans le Théétète, revient sur cette interprétation en disant : " Mais si Protagoras était là, il nous dirait que vraiment on se moque du monde en lui reprochant cela, que ce n’est pas cela qu’il a voulu dire ". Et par suite anthrôpos, peut tout à fait dire homme, en tant que genre Socratehumain. Donc quelque chose qui a une universalité. Alors la critique ensuite s’est déchirée entre ceux qui disaient, l’homme c’est l’individu, et par conséquent Protagoras c’est une école de relativisme septique, et on trouve ça encore jusqu’à chez Husserl tardivement, et d’autre part, ceux qui disent : " mais non c’est le genre humain ", par conséquent il y a une objectivité possible, puisque la structure de la raison humaine est identique, et que par conséquent la dessus on peut élaborer une science. Comme Hegel, je pense qu’il y avait sans doute ces deux sens. Mais Hegel dit, que c’est parce que Protagoras n’était pas encore assez évolué en philosophie pour faire cette distinction. Là je suis réticent, et je pense que ce n’est pas parce que Protagoras n’était pas assez malin, mais parce qu’il l’a fait exprès. (…) Il y a une ambiguïté qui est voulue avec une progression dialectique entre ces deux sens. C’est à dire, on part de l’homme individuel, avec chacun son opinion, et puis on arrive à l’homme universel, ou du moins l’homme en général. Et on passe de l’un à l’autre. En effet, l’opinion individuelle est une opinion faible, puisque je suis tout seul à la partager (…). Toute l’histoire de la culture, de l’éducation, puisque le sophiste est un éducateur des hommes, dit Protagoras, vise à faire passer de ce qui est radicalement individuel, à une opinion partagée. Finalement c’est ça la culture, même si on l’accuse de raboter les différences, mais je pense qu’elle fait bien. Si chacun s’enferme dans sa différence radicale, il n’y a plus aucune vie sociale possible.(…) Il s’agit de trouver un consensus, et c’est le problème de la démocratie qui a remplacée le combat armé, la guerre civile, par l’espace de l’assemblée du peuple où on échange des arguments et non pas des coups. (…) Il s’agit de partir d’une individualité qui peut partager un certains nombre d’opinions avec celles des autres ; et se mesurer à elles de manière non pas violentes. Donc metron, la mesure ici est quelque chose de très important, car ce que les grecs appelaient l’hubris, la démesure, et qui ruinait toutes les cités, or l’orgueil de l’homme est démesuré, c’est pourquoi il est condamné. Vouloir une mesure, c’est vouloir détruire cet hubris, qu’il faut, comme disait Héraclite, fuir plus qu’un incendie.

RE : Pour ¨Platon la politique doit être l’affaire des experts. C’est le fameux mythe du philosophe roi. Pour Protagoras il y a des experts en matière scientifique, mais il n’en est pas en matière politique…

GRD : Cette distinction est absolument centrale. On voit effectivement, dans Xénophon par exemple, Socrate sans arrêt prend l’exemple du bon artisan auquel il faut se fier. (…) Quand on prend le bateau, on choisis le meilleur pilote possible, et c’est à lui qu’on remet sa vie. Si on veux de bonnes chaussures, on s’adresse au cordonnier. Etc. Pour la politique c’est la même chose, pensait Socrate, et pensera encore beaucoup plus fortement Platon. (…) Protagoras montre que l’homme ne peut vivre en société que s’il a cette vertu politique, qui est faite de la justice et de ce que je traduits par la vergogne (aidos). Cet art politique Zeus l’a donné à tout le monde. S’il ne l’avait pas fait aucune cité, aucune vie sociale n’aurait été possible.

RE : Platon hostile aux sophiste, présente toujours les sophistes comme dépourvus des vertus qui font l’art politique, c’est à dire des hommes sans justice et intéressés, puisqu’ils se faisaient payer, c’est le prolétariat des lettres, c’étaient des professionnels au fond ; ils étaient donc saisis par la vénalité et ils n’avaient aucune scrupule…

GRD : Juste deux mots pour quand même protester contre le reproche qu’a fait Platon aus sophiste qu’accepter ce qu’on appelait le mistos, c’est à dire le salaire. J’ai enseigné 46 années de ma vie, je me suis fait payer et je ne pense pas être coupable de vénalité. C’est pourquoi le reproche de Platon est de mauvaise fois. Je rappelle qu’un socratique, c’est à dire, Aristippe, lui aussi acceptait le mistos. Mais il fallait bien qu’ils vivent. Platon était un grand aristocrate, il était riche et il n’avait pas besoin de ce salaire.


 Lien vers l'émission :  

http://www.franceculture.com/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-l-opinion-sur-rue-25-l-opinion-de-protagoras-2010-0  

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