Blog généraliste ou sont évoqués tout aussi bien des sujets sociétaux qu’environnementaux ; s’y mêlent des pérégrinations intempestives, des fiches de lectures, des vidéos glanées ici et là sur la toile : Levi-Strauss, Emanuel Todd, Frédéric Lordon, etc. De la musique et de l’humour aussi. D’hier à aujourd’hui inextricablement lié. Sans oublier quelques albums photos, Images de châteaux, de cités décimées, et autres lieux ou s’est posé mon objectif…
Il est des livres dont jamais on ne se lasse ; et dont après une lecture exhaustive on prend toujours plaisir à revenir y butiner quelques nourritures de premier ordre - quand ce n’est pas juste pour se plonger en la contemplation des moult illustrations qui font bien davantage que servir simplement le texte.
La Naissance de la figure de Jean-Paul Demoule, publié chez Hazan en 2007 est de cette sorte. C’est décidément un beau livre. Dans un style direct et captivant l’auteur nous convie à une pérégrination remontant aux temps immémoriaux. Voici quelques lignes de l’avant-propos pour planter partie du décors et susciter l’envie de s’y plonger sans réserves :
" Le monde des images humaines n’a que 35 millénaires. Deux thèmes y dominent d’emblée : la femme nue et, surtout, les animaux. La femme nue est représentée pour ses caractères sexuels. Elle n’a pas ou peu de visage. La représentation est déjà symbolique, et l’encadrement symbolique et social de la sexualité une préoccupation visible. La suite de cette histoire d’images se confond avec celle des formes sociales. Il y a environ 11.000 ans apparaissent les premières sociétés agricoles sédentaires, qui débouchent ensuite sur les premières hiérarchies sociales et leurs figures de pouvoir. Ces société déjà inégalitaires évoluent à leur tour rapidement…. "
Les magnifiques photographies accompagnant l’ouvrage sont de Erich Lessing (je n’en ai mis aucune dans ce billet, afin de ménager l’envie d’y voir par soi-même – Les quelques illustrations ici proviennent de la toile.
Enfin, puisqu’il que ce fut l’écoute de l’émission consacrée à l’archéologie sur France culture, " Le Salon Noir " du 26 décembre 2007 qui me donna l’envie d’acquérir ce bijou je ai mis ci-dessous une transcription fidèle au mieux.
L’émergence de l’esthétique…
On peux faire remonter l’esthétique avec les premiers bifaces, qui dès 500.000 ans avant notre ère on une forme qui est inutilement symétrique. (…) Depuis quelque temps on parle de coquillage perforés, qui auraient été retrouvés dans des niveaux anciens, notamment en Afrique du sud, et qui seraient datés de 80.000 ans et qui témoigneraient d’une certaine parure du corps, qu’on va avoir en Europe de manière certaine à l’extrême fin de l’existence de l’homme de Neandertal, il y a 30 ou 40.000 ans où on a des parures qui sont certaines.
L’existence des premières représentations humaines (controversées)…
Il y a au moins trois statuettes qui sont régulièrement invoquées comme ayant pu être fabriquées par l’homo Erectus il y a 3 ou 400.000 ans. (…) Cela semble plus des bizarreries de la nature. D’ailleurs les préhistoriens qui les exhibent, disent que oui il y aurait eu une bizarrerie au départ mais elles auraient été retravaillées par l’homme. Cela fait beaucoup penser à ce que Boucher de Pertes avait publié en son temps, et qui avait contribué à le décrédibiliser alors qu’il avait fait des vraies découvertes, mais il collectionnait des morceaux de silex un peu bizarres, il appelait ça des pierres – figures, et il était totalement dans le faux. Ces idées là sont aussi anciennes que la préhistoire.
Ne faut-il pas aussi souligner l’aspect funéraire, premier lieu d’expression d’une forme de symbolisme ?
Oui, parce qu’on aurait, il y a 300.000 ans en Espagne à Atapuerca dans une doline, trouvé un certains nombres de squelettes d’homo Erectus. Donc d’une part cela serait l’un des premiers cimetières – visiblement les corps ont étés posés les uns après les autres, ce n’est ni un charnier ni un accident – et en plus il y a un magnifique biface, qui n’a pas servi et qui est d’une très belle pierre rouge. Donc on a envie de l’interpréter comme une offrande. Donc déjà un premier rapport à la mort, que les animaux n’ont pas, qui y compris les primates abandonnent leurs morts, un point c’est tout. C’est un premier rapport à la mort qui ne va devenir certain qu’avec les derniers néandertaliens entre 100.000 et 30.000 ans avant notre ère, où là on a réellement des vraies tombes, et même des dépôts : des cornes de bouquetin, des fleurs qu’on a pu mettre en évidence grâce aux pollens. (….) Les morts sont déjà quelque chose pour les vivants. Est-ce que c’est déjà une croyance en l’au-delà, c’est moins sûr ; en tout cas il y a ça.
D’un coup d’un seul le génie semble surgir. Ce génie qui apporte brusquement la lumière au fond des crânes et des cavernes… Nous voici vers 40.000, 35.000 ans…
Il y a toujours une espèce de créationnisme rampant dans la vision qu’ont les préhistoriens de l’évolution de l’homme. On a du mal à se faire à l’idée que cela serait très progressif. On a effectivement ces premières formes d’art, avérées vers –35.000 ans avec les premiers homo sapiens sapiens en Europe , et on prétendrait que cela serait tout d’un coup. (…) J’ai plutôt tendance à penser qu’il y a une évolution lente et continue, et de la morphologie humaine, et du psychisme, et qu’on a déjà auparavant des formes de symbolisme avec les bifaces, avec les premières tombes, et que ça continue, d’ailleurs certaines des premières formes d’art reconnues sont encore relativement fugaces.
Partageons-nous avec ces populations préhistoriques la même notion d’art ?
Non pas du tout. Ce que nous appelons art maintenant, c’est une activité qui est complément séparée du reste. Il y a des marchands, des galeries, des musées d’art. Au contraire dans les populations traditionnelles il n’y a aucune différence. De même qu’il n’y a pas de différence entre le religieux et le laïc. Le monde est habité de puissances, quelques soit les croyances et leurs formes. De même il y a une série des objets qui vont être beaux, que ce soient des objets effectivement à vocation de commerce ou de la vie quotidienne. A l’époque préhistorique on va faire des très beaux harpons qui n’ont d’autre fonction que utilitaire, et c’est seulement à époque récente, avec les premiers états, il y a 3.000 ans, et encore plus avec nos sociétés industrielles modernes, que l’art devient totalement séparé, et que par contre coup le quotidien est moins mis en valeur.
Quelle serait la première représentation humaine retrouvée et assurée en Europe ?
Actuellement il y en a deux : la plus ancienne serait la vénus dite de Galgenberg, en Autriche. C’est une plaquette en roche verte qui était un peu découpée. On l’interprète comme féminine parce qu’il y a quelque chose qui évoque un sein. Elle a le bras levé, elle semble danser, mais c’est quand même très frustre ; elle fait a peu près 7-8 cm. L’autre c’est une statuette cette fois en ivoire qui a été trouvée dans le Jura Souabe et qui représenterait une femme – lionne d’a peu près une trentaine de cm. Elle est en très mauvais état. On est aux alentours de 30.000 ans avant notre ère. Et dans le cas de la deuxième découverte, c’est cette association entre femme et sauvagerie qui est relativement intéressante, et qu’on va retrouver de manière indépendante à d’autres moments.
Cela montre déjà une sorte de mythologie assez complexe…
Ce sont les deux premières représentations humaines, mais dans le Jura Souabe on a également quelques représentations animales. Et ensuite pendant toute la période dite du paléolithique, là où l’homme vit de chasse et cueillette entre 30.000 et 10.000 avant notre ère, ce sont quand même les animaux qui sont majoritairement représentées. Les rares êtres humains sont en général des femmes.
A propos de la représentation des animaux sauvages…
On a longtemps pensé, comme Leroy Gouhan, qu’il y a un couple dominant dans les représentations des grottes, qui est l’opposition du cheval – taureau, ou cheval – bison. Et les animaux dangereux à l’époque de Lascaut, il y a 15.000, 20.000 ans sont minoritaires et rejetées dans les périphéries de la grotte. Or là aussi bien dans le Jura Souabe dans ce qui est représenté, les lionnes, puis sinon des félins des mammouths, que dans la grotte Chauvet, si les dates sont bien exactes, c’est à dire entre 28.000 et 30.000 ans, on a une majorité d’animaux dits dangereux : rhinocéros, félins. Deux tiers de tous les rhinocéros connus peints, gravés en Europe, sont dans la grotte Chauvet.
La grotte au visage, vers 25.000 ans (grotte de Vilhoneur – Charente - découverte en 2005).
Oui, il y avait une espèce de curiosité naturelle, une stalactite qui évoquait un visage triangulaire et puis une chevelure tout autour, et ils ont dessinés effectivement des yeux et un nez. C’est une sorte de rencontre entre la nature et la culture qui existe dans d’autres cas, où on a utilisé des mouvements de la paroi pour figurer des animaux. Une fente de la paroi relativement suggestive qui a été peinte en rouge et qui évoque explicitement un sexe féminin. Donc cette relation existait déjà. Mais là, c’est intéressant car c’est un des premiers visages, et il a été fait dans ces circonstances.
Le Gravettien (entre 20 et 25.000 ans) est plus connu pour ses vénus aux formes surabondantes
Oui à partir de 25.000 ans on a ces fameuses vénus dont on connaît plusieurs dizaines, où les traits sexuels sont exacerbés, les seins débordants, les fesses, etc. En revanche le visage est pratiquement absent, à deux exceptions près, et comme Leroy-Gouhan l’avait montré, c’est le même canon esthétique, ce sont les mêmes façons de représenter à l’intérieur d’un losange et une forme centrale qui s’inscrit dans un cercle : c’est la même chose du Périgord jusqu’à l’Ukraine. Il faut se rappeler qu’à cette époque toute la moitié nord de l’Europe est couverte de glace, et ce qui reste est la moitié sud, près de la méditerranée. Donc ça suit le front de glace, et de manière systématique, évoquant des relations de proches en proches, une communauté culturelle sur un territoire extrêmement vaste. Cela implique qu’il existe un code fort, et qu’il ne s’agit pas, comme on l’a souvent proposé, d’hommes qui dans l’obscurité de leur grotte sculptaient les formes de leurs compagnes bien aimées, car elles auraient été bizarres les compagnes en question, et cela ne correspond pas aux squelettes qu’on a trouvés, ou alors que cela serait une espèce de déferlement de la sexualité bestiale à l’état brut, toujours dans l’obscurité des cavernes. C’est au contraire quelque chose de très réglé.
Ces femmes représentées nues dans un climat glaciaire, tendent à montrer que la sexualité est une question centrale…
L’espèce humaine est la seule où la sexualité puisse être continue. (….) et se trouve confrontée à cette question. Cela signifie que la sexualité est une menace permanente pour la société. Si on regarde les plus anciens textes connus, la sexualité, même si on n’a pas envie de le voir, est centrale. La guerre de Troie commence par une histoire d’adultère. Il est évident que les société humaines avaient à se représenter ça et faire front avec ce problème. Le fait de représenter des femmes, le fait d’avoir ces canons très représentatifs, quelque soit ensuite les formes d’utilisation, les rituels qui les accompagnaient, est une manière de symboliser et d’encadrer la sexualité.
La bestialité des commencements n’est qu’un pur fantasme de préhistorien ?
Oui. C’est au XIXe siècle. C’était l’idée qu’au début c’était des copulations désordonnées au fond des grottes. C’est la représentation qu’on avait. La première statuette féminine trouvée, qui était récente, plutôt d’époque magdalénienne, dans la grotte de Logerie, avait été appelée vénus impudique, parce que elle était nue. Les préhistoriens, qui étaient tous des hommes projetaient leurs propres problèmes sur les hommes préhistoriques.
Ne peut-il pas s’agir pour vous des déesses mères représentant des sociétés matriarcales ?
Non, c’est toujours le même fantasme qui remonte. C’est le cas notamment d’un historien des religions allemand, qui avait écrit un livre sur le matriarcat. C’était l’idée qu’au début les femmes avaient le pouvoir, et que c’était des société féminines avec des sexualités un peu incontrôlées. Et puis après, c’étaient devenues des sociétés patriarcales. De manière très curieuse, cela se retrouve dans beaucoup de mythologies du monde, et c’est une justification en fait de la domination masculine de dire : avant c’était les femmes, mais cela se passait tellement mal qu’on a été obligés de prendre le pouvoir. De manière très paradoxale les féministes se sont emparées de ce mythe pour le reprendre selon leur propre vue. (…) On connaît 10.000 types de sociétés humaines, et il n’y en a aucune où les femmes aient le pouvoir.
Quant à la dénomination de vénus…
Pour arriver à les assimiler, vu qu’elle étaient d’une nudité très violente, provocatrice, à partir du moment où c’était vénus, un mot latin, c’était mis dans la grille de l’antiquité gréco-romaine qui était l’archéologie noble, celle qu’on apprenait et qu’on voyait au musée du Louvre. Elle devenaient assimilables, mais ce n’était pas indifférent parce qu’elle devenaient des déesses, des sortes de déesses mères des premiers commencements. D’ailleurs si on regarde la plupart des religion, bien sûr il y a des figures féminines, y compris dans le christianisme, mais quand même, c’est toujours des figures masculine qui dominent les panthéon
Vous restez fidèle à cette perception sexuée des animaux : cheval, mâle, bison femelle ?
Oui, je trouve que le travail de Leroy-Gouhan était très rigoureux. Chaque génération veux se positionner par rapport à la précédente en disant le contraire. Ce que montre Leroy-Gouhan est vérifiable. C’est à dire que les associations, les oppositions qu’il a mis en évidence résultent d’un travail statistique rigoureux. Les figurations masculines associées aux chevaux et les figurations féminines associées aux bovidés, on supposer que c’était l’inverse, mais en tout cas il y a une structure d’ensemble qui est distincte de l’interprétation.
La sédentarisation, il y a environ 10.000 ans…L’agriculture, la domestication…
Cet archéologue français (Jacques Cauvin) a émis l’idée que pour domestiquer les animaux il fallait avoir un changement de regard. Ne plus accepter la nature et être une sorte de parasite, en tuant les animaux et ramassant les plantes, mais vraiment la dominer la contrôler. Pour lui, qui avait une formation de philosophe, il a d’abord fallut qu’il y ait un changement de vision. (…) Je continue à penser que ça n’explique pas forcément quelque chose, ça continue à avoir un aspect révélation brutale, alors qu’il y a des formes de domestication chez le chasseur cueilleur, qui domestique par exemple le chien à partir du loup. Par conte effectivement on voit apparaître les figures de la femme et du taureau – de bêtes sauvages également, vers le néolithique. Et comme l’avait dit Cauvin, dans les grandes religions orientales on a effectivement cette opposition entre une déesse – mère et le principe mâle incarné par un taureau. Ca se met en place là.
L’émergence du guerrier…
A la fin du néolithique on voit apparaître les premières différentiations sociales qui se voient dans les tombes : il y a les tombes et les tombes pauvres. On voit apparaître la guerre, même s’il y a toujours eu de la violence ; il y a des agglomérations qui se fortifient. Peu de temps après, la représentation dominante de la femme disparaît. Il y a une période où il ne se passe pas grand chose entre 2000 et 3000 avant notre ère, et puis on voit tout un système nouveau qui se met en place avec la représentation du guerrier et du pouvoir. (…) Les sociétés inégalitaires de l’âge du bronze et l’âge du fer vont déboucher de manière accélérée au proche orient et sur les premiers états du monde, il y a 5.000 ans (Egypte, Mésopotamie) et en Europe un peu plus tard, à l’âge du fer – 700, en Grèce, en Italie et en Espagne. Et là ce ne sont plus ces simples chefferies mais des états, qui se manifestent dans des nouvelles figures qui affirment à la fois le roi, l’empereur, les dieux, un panthéon très hiérarchisé, et un art d’état.