Barney vs Dexter
(Attention, pour ceux qui ceux qui n’ont pas été au bout de la série Dexter, se trouve dans ce texte certaines révélations susceptibles de gâcher le suspense)
Barney est l’un des protagonistes principaux de la série « How I met your mother ». Collectionneur de femmes invétéré (ce qui ne l’empêchera pas d’aspirer au mariage), il est toujours vêtu d’un costume. A ce qu’il semble il appointe dans une grande entreprise, sans fonction définie, en parfait parasite.
Pour Sandra Laugier, parce que ce personnage n’est précisément pas parfait, il nous apprendrait en quelque sorte « à apprécier des manières d’être étranges ou inconformes ». Ce glissement a de quoi surprendre. D’une part, et pour bien connaître cette série, je ne vois véritablement pas en quoi Barney serait une créature si inconforme que cela – nul besoin de série télévisée pour croiser à chaque coin de rue des ersatz « Barnyien » (d’ailleurs « How I met… », me semble plutôt véhiculer des clichés que des tombereaux de marginalité). D’autre part j’ai du mal à saisir comment le comportement et les états d’âmes de Barney serviraient à l’édification morale des téléspectateurs. Il y a là un mystère insondable.
Le cas de Dexter est différent - et je dirai beaucoup plus intéressant ( pour un éclairage complémentaire voir le billet du Chêne Parlant : Dexter, fade to grey). Héros principal de la série éponyme, il est un tueur en série d’un genre particulier. Recueillit à l’âge de trois ans par un policier dans un container ou sa mère a été sauvagement assassinée, il est devenu un expert en sang à la police de Miami. Très tôt détectée, sa pulsion de meurtre, qu’il appelle son passager noir, a été canalisée par son père adoptif (le policier) dont le fantôme accompagne toujours le héros dans les moments difficiles. Ce dernier lui a en effet enseigné le Code : l’art de ne pas se faire prendre et de ne tuer que des « méchants » ; ceux passés entre les mailles du filet judiciaire et qui méritent de mourir. Une fois assuré du bien fondé de ses soupçons (ne pas tuer un innocent) et après avoir piégé sa proie en lui injectant le plus souvent un puissant somnifère, Dexter déroule son petit rituel : salle emballée de plastique (éviter de laisser des traces), si possible un lieu chargé symboliquement pour son gibier. Ce dernier, une fois réveillé saucissonné sur un autel, se voit confronté à ses ignobles forfaits (trophées, photographies de ses propres victimes, etc.) par un Dexter habillé en garçon boucher.
La sentence prononcée, juste avant l’exécution, le bourreau procède alors au prélèvement d’un petit échantillon de sang sur la joue de sa victime, le place entre deux lamelles qui vont rejoindre dans une boite celles des précédentes victimes du « justicier » sans états d’âme.
Pour Frédéric Schiffter, si le spécialiste de sang de la police de Miami nous apparaît sympathique, ce ne serait pas tant « parce qu’il traque les ‘méchants’, mais parce qu’il réveille l’instinct de tueur qui est en nous ». Sans vouloir faire de mon cas une généralité, en m’auscultant du mieux possible, je dois avouer que je ne trouve rien de véritablement tel dans mes abîmes. Pour préciser ma pensée je dirais que Dexter m’apparaît plutôt quelque peu inquiétant - et perdu tout à la fois (inapte à ressentir quoi que ce soit). Et s’il m’arrive de faire cause commune avec lui, de comprendre ses mobiles et sa logique, ce n’est pas en tant que substitut de mes propres envies de meurtre, mais parce que je sais l’envers du décor, à savoir qu’il ne tue que de véritables ‘méchants’, des tueurs de sang-froid, des tortionnaires abjects, des massacreurs de femmes et d’enfants, et que c’est là, dans mon esprit (j’y reviendrais), un moindre mal. C’est peut-être aussi la faiblesse de la série : à aucun moment on ne craint le dérapage fatal, d’où peut-être ce sentiment d’empathie parfois que l’on éprouve envers Dexter.
J’en donnerai un seul exemple : même lorsque Deb Morgan, sœur du héros (et accessoirement lieutenant de police), découvre dans une église désaffectée la véritable nature de son frère, à aucun moment on ne craint pour sa vie. On sait qu’il ne va pas la tuer, qu’il ne peut pas la tuer, qu’il est en quelque sorte, malgré son ombre, du « bon côté » - celui des justiciers, et qu’il va, comme il dit « gérer »… Car Dexter, à l’instar d’un bon manager d’entreprise, gère la situation. Ce qui n’est pas, parfois, sans causer de réelles catastrophes. Et c’est ce qui le rend aussi sympathique : sa faillibilité et son obsession à respecter contre vents et marées son code. Car malgré sa soif de tout planifier, de tout contrôler, d’épargner absolument ceux qui pourraient le découvrir mais ne sont pas des criminels, il arrive que les plans de Dexter s’effondrent pour le pire. Ainsi sa femme, Rita,assassinée par le serial killer Trinity qu’il traquait. Elle est morte parce précisément, dans sa soif de coincer Trinity, il n’a pas lâché le morceau, parce qu’il a fourvoyé la police pour s’assurer de sa proie. Dexter pose au fond un dilemme moral insoluble, et c’est ce qui rend à mon sens la série si singulière. Est-il légitime de se substituer à la loi et abattre d’ignobles individus ? N’y a-t-il aucune rédemption, aucun pardon possible ? (voir par exemple les épisodes autour d’un ancien criminel, sincèrement repenti, et que Dexter voulait tuer, avant de devenir son ami).
Et c’est là où, dans un sens restreint, je pourrais souscrire en pointillé à l’affirmation de Frédéric Schiffter, à savoir : par principe je suis contre la peine de mort, mais si on touche à un cheveu de qui m’est cher, je n’hésiterai pas, si cela m’étais possible, à me faire justice. Cela n’implique pas chez moi une envie particulière de meurtre, mais un sentiment primaire et irrépressible à la saveur du « œil pour œil, dent pour dent » (qui en son temps fut un dicton progressiste), et qui me hurle, contre tout principe de pardon, qu’il est légitime d’éradiquer une mauvaise graine, même en transgressant la loi si je la juge trop clémente. Mais Dexter va plus loin. Il ne tue pas pour se faire justice mais pour complaire à son passager noir. S’il s’est fait justicier, c’est par le dressage de son père ; pour semer la confusion et rendre sa pulsion plus socialement acceptable – surtout aussi beaucoup plus difficile à détecter (qui pour s’émouvoir du meurtre d’affreux criminels ?).
Dexter a au fond le téléspectateur avec lui, applaudissant à chaque affreux éliminé de la scène du monde.
C’est cet aspect dérangeant de la série à mon sens qui la rend si unique, si fascinante.
Mais je suis un spectateur distrait, et me trouve fort écarté de notre match où s’affrontent qui pense que l’art rend meilleur et qui est assuré que la question même est un non-sens.
L’art chez quelques philosophes
Platon compare l’art à un fantôme, mais c’est Platon.
Proudhon, pour le pire, voit dans l’art un vecteur de l’édification du genre humain, « une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue de perfectionnement physique et moral de notre espèce ». Voilà de quoi renvoyer les ménagères à leurs aspirateurs au motif que « nous avons à refaire l’éducation des femmes et à leur inculquer les vérités suivantes : - l’ordre, et la propreté dans le ménage valent mieux qu’un salon garni de tableaux de maîtres. (…) La femme est artiste ; c’est justement pour cela que les fonctions du ménage lui ont été départies. »
Sur la fonction de l’art, le penseur du dionysiaque et de l’apollinien pense que « L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment. » Cette description me semble recouper partiellement (en moins radicale) celle de l’auteur de « La Beauté » (Ed Autrement, 2012) qui, après avoir estimé (à juste titre il me semble) que les critères pour juger d’un progrès sur le plan moral sont introuvables, évoque d’une part la nécessité du droit, « système arbitraire et pragmatique d’obligations sociales et de sanctions pénales », et, d’autre part, propose pour seule finalité de l’art « un bon travail esthétique ».
« L’art n’a aucun rapport avec le bien », insiste-t-il avec raison. Göring, grand amateur d’art de la Renaissance, suffit à lui seul à corroborer l’affirmation.
Dans le camp de la philosophe du langage, par ailleurs traductrice et introductrice de l’œuvre de Stanley Cavell en France, plutôt que d’enrôler abusivement Thoreau dans les rangs du perfectionnisme moral (sous prétexte sans doute de désobéissance civile, et de sa classification dans le glossaire transcendantaliste derrière Emerson), j’aurai aimé comprendre la définition qui se cache derrière le devenir meilleur, lorsque celui-ci signifie « simplement qu’on apprend ce qui est important pour soi ». L’art y répondrait, affirme-t-elle, en permettant « une sorte de conversation avec quelque chose qui nous élève ». Et si ce qui m’élève est un art du carnage ?
A l’appui de sa thèse, Sandra Laugier évoque encore d’autres personnages fictifs. Ainsi Omar (Wire) noir, gay et faisant partie de la pègre, mais justicier, donc « modèle moral ». Encore Tony Soprano, un gangster, mais sauvé parce qu’il va voir une psychanalyste ! (je ne pouvait pas le manquer celui-là). Chez Proust, l’art est réminiscence et aide au déchiffrement de nos limbes intimes. C’est parfois un art de l’infime, comme une petite touche de couleur jaune au coin d’un tableau de Vermeer. L’incipit de son gros roman est devenu célèbre. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. ».
Mais plutôt que de s’intéresser aux entames des monuments écrits, petits ou grands, examinons un peu la manière dont notre duel se clos.
Côté de la militante du care l’échange s’épuise ainsi et agonise en une longue tirade, pesante, sans souffle :
« La dimension morale de l’art émerge donc aussi dans le fait de susciter des interrogations et des conversations, un arrière-plan commun, qui sera à la fois partagé et qui permettra d’affirmer une position singulière ».
« Les artistes ne sont pas des prêcheurs de vertu mais des maîtres de lucidité ».
Au final c’est le style qui l’emporte. Haut la main.
(1) Lu à Montreal, sous -20°C....