Vienne, début du XXe siècle. La cité est en pleine effervescence intellectuelle.
La société autrichienne est une société de contrastes où se mêlent modernité et archaïsme ; une société qui tangue entre repli sur soi et progrès.
Selon Jacques Le Rider « le mythe de Vienne, la capitale pluriethnique, métropole novatrice sur le plan artistique et littéraire, a été largement créé a posteriori. ». A propos de la thèse développée dans son livre (Modernité viennoise et crise de l’identité) il indique : « De la fin du XIXe siècle à l'Anschluss de 1938, Vienne fut la capitale d'un des plus grands empires européens, une métropole de la modernité, à la fois à l'avant-garde de l'Europe occidentale et creuset des peuples d'Europe centrale. Grâce à cette interculturalité productive, Vienne fut un terrain fertile en génies dans tous les domaines : littérature (de Hofmannsthal à Schnitzler, à Karl Kraus et à Musil); arts plastiques (de Klimt aux expressionnistes Schiele et Kokoschka) ; musique (de Gustav Mahler à Arnold Schönberg); sciences (de la psychanalyse freudienne à Wittgenstein). Mais Vienne, dès cette époque, a préfiguré les principales pathologies du XXe siècle : l'antiféminisme, l'exacerbation des nationalismes, l'antisémitisme (auquel répond le sionisme politique de Theodor Herzl), la peur et la haine de la modernisation, le militarisme. C'est ce double visage de Vienne, entre la Belle Époque, la Grande Guerre et les années 1920, que j'ai représenté dans cette fresque d'histoire culturelle. »
Pour parfaire le panorama, dans un billet intitulé « Vienne 1900 : contexte idéologique et culturel » (Elisabeth Malick (2007)), on peut lire par ailleurs : « … l'individuation et le culte du « moi » s'accompagnent de la découverte du vide et de la fragilité de ce même moi, et sont finalement synonymes d'aliénation. (…)Une redéfinition « moderne » du moi se trouve notamment au cœur de la théorie d'Ernst Mach. (…) Le moi est réductible à une série de sensations. Le sujet n'est plus une entité autosuffisante, le Moi n'est pas une fonction logique extérieure au temps et à l'espace.(…) C'est dans L'Homme sans qualités de Robert Musil que les théories machiennes trouvent leur application la plus réfléchie et la plus subtile (Musil a par ailleurs consacré à Mach sa thèse de doctorat).(…) Pour dépasser l'aporie de la vision machienne, réduisant la réalité, y compris le Moi, à ses seules qualités, Ulrich a recours à une solution radicale : la dissolution des qualités du réel. Il se reconnaît ainsi dans la désignation proposée par son ami Walter, celle d' « homme sans qualités », renvoyant justement à un réel littéralement inqualifiable, qui ouvre tout le champ du possible.»
Voici le décor planté (je laisse à plus docte le soin éventuel de discuter les assises et bien-fondé de cette esquisse).
La suite de ce texte, qui fait office de présentation sommaire de la toile « Portrait de Margaret Stonborough-Wittgenstein » (1905), empreinte largement à l’émission de la radio australienne Philosopher Zone d’Alan Saunders dont je voudrai dire un mot.
A dire vrai, Philosopher zone, est la seule véritable émission que j’avais trouvée sur la toile en langue anglaise consacrée à la philosophie et écoutable pour moi sans trop de difficultés. Ces séances hebdomadaires étaient d’un format idéal pour un francophone (30 mn). Pour chaque émission, outre le podcast, était proposée une transcription fidèle des échanges. Les sujets étaient variés et toujours intéressants. Enfin, la voix d’Alan Saunders, posée et d’une diction impeccable, était idéale pour qui n’est pas tout à fait familier à la langue de Shakespeare. C’était là, me semblait-il, une belle manière de travailler mon anglais.
Alan Saunders est mort brutalement le 15 juin dernier d’une pneumonie.
Klimt, né en 1862, d’origine plutôt modeste, était le fils d’un orfèvre ciseleur. Après ses études à l’école des Arts figuratifs de Vienne et s’être mis à la peinture, pour gagner sa vie il prenait des commandes de portraits de femmes de la belle société viennoise. C’est de la sorte que l’une de ses premières commandes, en 1905, fut celle de la famille Wittgenstein, dont la fille, Margarethe (Gretl), se mariait la même année avec un américain dénommé Jerome Stonborough. Si ce tableau fut une innovation cruciale dans l’histoire de l’art, Gretl ne l’aima pas.
Voici, ce que dit l’invité de Philosopher zone, David Rathbone de ce fameux arrière-plan du tableau : « He'd had earlier experiments with abstract designs in the frames of the paintings, some of which got quite ornate -- metal worked frames -- being from a metal work background. But with this work, the abstract design is brought into the field of the painting itself in the background. So, behind Gretl we have this abstract design symbolising the Wittgenstein palace in Vienna, but also the milieu that Gretl had grown up in, the highly abstract intellectual world of, well, her famous brother and her other famous brother, who actually... Paul Wittgenstein had his arm shot off in the First World War, he was a concert pianist, and went on to become a famous one-handed concert pianist.
In the foreground of this work, we have a beautiful silk dress that Gretl Wittgenstein is wearing, and she seems to hover quite uneasily between this foreground and this background. Klimt is symbolising in a new way that the way in which this highly intelligent woman seems to be torn or pulled between the glamorous society of Vienna and the intellectual world in which she is embedded. »
Un mot de Ludvig Wittgsentein.
Issu d’une famille très fortunée, il naquit en 1889. Petit frère de Gretl (née en 1882) il suivit sa scolarité à Linz avant d’entamer des études ingénieur en mécanique. Mais finalement, peu satisfait des limites imposées par la science et la technique à sa pensée, il s’orientera vers les mathématiques et la logique. Et après un séjour à Vienne, il ira à Cambridge pour étudier auprès de Bertrand Russel (1908 – 1911). A la mort de son père en 1911 il héritera en 1913 d’une grande fortune. Sous l’influence de Tolstoï, il en fera partiellement don.
Son ouvrage majeur Tractatus logico-philosophicus, rédigé durant la première guerre mondiale, sera publié en 1921.
Plus tard, il se rendra en Norvège, et s’isolera dans une cabane perchée à flanc de montagne. Mais c’est une autre histoire.
Mais pour finir, voyons ce qu’à à dire le portrait de Gretl sous l’angle du Tractatus.
David Rathebone : « So, there we can see a distinction between what the portrait says and what the portrait shows. What the portrait says, what the picture says, is that Gretl Wittgenstein is a woman torn, as I said, between the abstract intellectual world and the social world symbolised by her beautiful gown. There I slip into the wrong way of speaking, it's the relationship between Gretl herself and the gown that is beautiful or not, not the gown, not the woman. So, we see in fact if you look at the face, and contrast it with the hand, you can see the hands are sort of clasped in a very awkward manner, and we can see the picture saying that Gretl is not happy in her world, not comfortable in her world.
Gretl in fact saw this herself; when she saw the portrait she was not at all happy with it. In fact, she had another artist repaint the mouth. Even then she wasn't happy, and she stuck it away in the closet where it remained until the 1950s when it was rediscovered as the highly significant work of art that it is.
So, the painting, the picture itself, is a kind of proposition, a kind of statement concerning that woman in her time and place, and the milieu she's in. But, at the same time, as we know, whatever we say always has a way of saying, there's always a tone of voice, a context, a mood, a mode of delivery. And this shows what in fact cannot be said. The painting can't say its meaning for Klimt or for Gretl, but it can show these things. It shows quite a lot about Klimt and his importance in the history of art and the way this movement in art that becomes crucial in the 20th century called abstract art, is being brought into juxtaposition with the literal concrete picturing that portraits are traditionally engaged in. »