Adolescent, je me rendais régulièrement à la bibliothèque municipale, une retraite fantastique bourrée de trésors, caverne retranchée à l’abri des murs épais d’un ancien fort, sous le couvert d’arbres d’âges vénérables.
Pour un abonnement modique, j’y dévorais des kilos de bandes dessinées, des Tardi évidemment, avec la belle égérie des muséum enténébrés du début du XXe siècle, je veux nommer Adèle Blanc-Sec, ses ptérodactyles, ses savants fous et ses momies. Pas très loin attendaient les Hugo Pratt, sous l’œil de Corto Maltese et de son ami Raspoutine, ou de l’énigmatique Cush, celui-là n’aimant pas que l’on trouble le silence du désert et qui ne buvait jamais de thé avant cinq heures. La compagnie était bonne avec les planches noires et blanches, teintées mystère de Comès. Y suintait cette sorte de magie rurale propre à faire hausser les épaules des citadins trop rationnels pour croire à ces histoires à dormir debout venues du fin fond des Ardennes ; délires à la limite de l’inquiétant, noyé dans la méchanceté ordinaire. Il y avait aussi Rork, ce héros étrange d’Andreas et ses labyrinthiques pérégrinations dans les décombres de cathédrales égarées dans les limbes du monde.
Ce qui amène tout naturellement à Borges. Car au-delà des bandes dessinées, représentant un espace circonscrit dans la bibliothèque, assez famélique au final, les étagères dégoulinaient surtout de littérature. Dans les méandres de tous ces rayonnages, groupés par thèmes, ceux que j’affectionnait en particulier avaient pour étiquette ‘nouvelles et romans fantastiques’. M’y attendaient les Lovecraft, les Poe, et autres enchanteurs du bizarre. Une collection particulière avait un jour attiré mon attention. C’était de beaux objets d’une teinte gris taupe étirés en hauteur, et aux couvertures ornées d’un dessin donnant l’impression d’ouvrages d’un autre temps. On n’aurait su mieux faire pour mettre en humeur le lecteur. Cette collection s’appelait La bibliothèque de Babel, du nom d’une nouvelle fameuse du directeur de l’éphémère épopée, Jorges Luis Borges en personne, qui assura toutes les préfaces et présentations des auteurs et textes qu’il sélectionna.
Sorti initialement en France en 1977, dans des tirages limités à 4000 exemplaires, la collection sera réédité en 2006 - et ce jusqu’à la faillite de l’éditeur en 2009.
C’est sur une impulsion soudaine, teintée d’un zeste d’esprit de nostalgie, que je viens de me reconstituer partie de cette collection mythique.
Le premier de ces livres à m’être passé entre les mains est celui regroupant trois textes de Gustav Meyrinck, un auteur à ce qu’il me semble plutôt méconnu, doté d’un beau style mis au service d’une acuité existentielle toute particulière ; une lucidité qui fera dire à l’historien de la littérature Albert Soergel « que Meyrink avait commencé par éprouver que le monde était absurde et, par conséquence, irréel » (introduction de Borges).
La première de ces nouvelles, suave et sombre à souhait, à donné le titre au recueil et s’intitule « Le cardinal Napellus ».
En voici une page :
« Un moment plus tard, nous entendîmes des pas dans l’escalier. Mais ce n’était que le botaniste Eshcuid, rentré beaucoup plus tard que d’habitude de sa promenade, qui pénétrait dans la bibliothèque. Il tenait à la main une plante haute comme un homme et qui portait des fleurs éclatantes d’un bleu acier.
- C’est bien le plus beau spécimen de cette espèce que j’aie jamais trouvé ; je n’aurai jamais cru que l’aconit napel pouvait pousser à de pareilles hauteurs, dit-il d’une voix détimbrée après nous avoir salués. Puis, avec un soin extrême, afin que la plante ne perdît aucune de ses feuilles, il la plaça sur le rebord de la fenêtre.
L’idée me passa par la tête qu’il en allait de lui comme de nous et j’avais l’impression que M.Finch et Giovanni Braccesco à ce moment pensaient de même. Il erre sans cesse comme un vieillard sur la terre, comme un homme qui cherche sa tombe sans pouvoir ta trouver, ramasse des plantes qui demain seront flétries. Et cela dans quel dessein ? A quoi bon ? Il ne se le demande pas. Il sait qu’il agit sans but comme nous le savons pour nous-mêmes, mais ce qui est pire, la désolante certitude que tout est sans but, que tout ce qu’on a entrepris, grande ou petite chose, s’est épuisé au cours d’une existence, cette certitude-là devrait l’avoir glacé. Dès notre jeunesse nous sommes des agonisants dont les doigts palpent les couvertures avec inquiétude, sans savoir à quoi se raccrocher – des agonisants qui tout à coup prennent conscience que la mort est dans leur chambre… »
Dans la nouvelle suivante, « Les sangsues du temps », les lettres vivo se trouvent être gravées sur la tombe du narrateur. Etranges circonvolutions qui le mèneront à la séculaire « Société des Frères Philadelphes ».
Un texte, pour reprendre l’expression de Borges, « qui excède la métaphore et l’allégorie ».
« Les quatre frères de la lune » clos l’ouvrage. J’en reprendrait ici un mince passage, découpé arbitrairement en trois morceaux. Ces extraits, pas si à la marge que cela de l’intrigue principale, valent critique du progressisme, du primat de l’économique, du consumérisme marital.
Des textes aisément transposables et qui ne laissent de surprendre par leur actualité :
« Mais si les choses continuent comme nous l’espérons, au XXe siècle les gens n’auront bientôt plus guère le temps de voir la lumière du jour, tellement ils seront occupés à fourbir, à maintenir en bon état et à réparer la multitude sans cesse en augmentation de leurs machines.
(…)
‘Voyez plutôt : le père qui fait mourir son fils sous les mauvais traitements est condamné au plus à quinze jours de prison, tandis que celui qui endommage un vieux rouleau compresseur doit passer trois ans à l’ombre
(…)
‘Si jamais les femmes mettaient au monde des bicyclettes ou des pistolets à répétition, vous verriez comme il serait élégant de prendre soudain épouse, ou courrait au mariage à bride abattue ! »