On ne savoure jamais tant une grande pièce - j’entends un classique – que lorsque nous en sommes déjà tout imprégné.
Et lorsque advient l’instant magique de la représentation, que les feux s’éteignent pour laisser place à l’incarnation, la familiarité avec l’œuvre contribue au transport, et les vers glissent tout droit au cœur.
D’un goût plus ferme on s’abandonne…. D’un pas plus ferme on s’aventure…
Et les répliques dont s’est forgée la mémoire des temps nous entraînent et nous ravissent.
Tel est du moins mon sentiment - conscient qu’on puisse avoir avis tout à rebours.
Ce pourquoi, hier au soleil sous un pommier ai-je repris cette vieille édition du Misanthrope datée de 1939 soigneusement recouverte d’une couverture en lambeau et qui me vient de ma tante, elle-même ayant eu le livre annoté des mains d’une cousine dont ne me reste que
Un livre, mais pas n’importe quel livre. Comme le dit Alberto Manguel (Une Histoire de la lecture) « en fonction des époques et des lieux, j’ai appris à attendre des livres des apparences diverses et, comme dans toutes les modes, ces traits changeants attachent un caractère précis à la définition d’un livre. Je juge un livre à sa couverture ; je juge un livre à sa forme ». J’ajouterai : à sa saveur, à sa tessiture et à son histoire – la liste n’est pas exhaustive.
Ainsi hier soir, comme on devine, nous sommes-nous rendus, famille au grand complet, à la ville pour assister à une représentation du Misanthrope, pièce avec une mise en scène commise par Jean-François Sivadier.
Et si, après cette belle expérience les avis divergent sur certains aspects, on s’accordera néanmoins pour louer le résultat d’ensemble.
Pour préciser ma pensée sur ces marges, je dirai que sans doute par excès de conservatisme, j’aurai préféré décors et costumes d’époque, sans intempestives incursions d’éléments contemporains. C’est que les innovations conceptuelles de toutes sortes me gâchent quelque peu l’esprit des grandes pièces. Pour dire au plus juste, si je comprends que le metteur en scène veuille laisser sa marque, cette façon de penser que pour séduire et retenir l’attention du public il faille absolument introduire dans les pièces classiques de la modernité et du contemporain me parait, au contraire, avoir pour résultat d’en réduire la portée. Reste que l’interprétation d’Alceste est époustouflante, celle de Philinte savoureuse et celle d’Oronte, d’un comique fort à propos, tout à fait séduisante. Les autres rôles sont pareillement fort joliment incarnés, ma seule réserve étant le choix pour incarner et interpréter Célimène. Mais il est vrai que je suis un vieux grincheux… Aussi ne boudons pas notre plaisir !
Et s’il est des hasards, des singularités dont on voudrait faire sens, j’ajouterai qu’alors que nous avions nos places pour ce spectacle depuis de longs mois, le neuvième volet d’Ad Usum mei de Frédéric Schiffter me fit cliquer sur le lien vers une Petite philosophie du jet-setter ; qui me conduisit au Contre Debord.
Je reçu les livres précisément avant-hier, soit la veille de la représentation de L’atrabilaire amoureux. Et lorsque on sait que la première édition du Contre Debord se nommait Debord l’atrabilaire, il y a de quoi y voir un signe…
Ce que confirma ma lecture ou je lu, dans des pages précisément consacrées au Misanthrope :
« Alceste clame si fort sa répugnance pour le genre humain, que nul ne prend garde que Philinte est le vrai misanthrope » et plus loin « Le ridicule d’Alceste vient de sa philanthropie déçue. L’élégance de Philinte, de son aimable lucidité ». (Frédéric Schiffter, Contre Debord pp 91-92).
Un renversement où la lucidité se trouve opposée à l’aigreur de l’atrabilaire : voilà une interprétation à laquelle je n’avais pas songée !
A l’appui de tels dires, deux passage de la pièce de Molière :
« Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage ».
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« J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile ».
Le flegme philosophe, qui fera dire à Philinte encore :
« Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c’est une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde ».
Quelques données sur la pièce
(Je les tire de ma vielle édition)
« Le Misanthrope fut représenté pour la première fois, sur la scène de Palais-Royal par Molière et sa troupe, le 04 juin 1666. C’était la seizième pièce de Molière. L’accueil du public fut, paraît-il, assez froid, et le succès, selon l’abbé du Bos, « ne se dessina qu’après huit ou dix représentations ». (…) Le Misanthrope fut néanmoins donné 34 fois en 1666, ce qui pour l’époque, est honorable ; par contre, dans les années suivantes, jusqu’à la mort de Molière, il ne fut voué que 25 fois. Il semble donc bien qu’en dépit de l’accueil élogieux dont la pièce avait été l’objet de la part de gens éclairés, le grand public ait boudé le Misanthrope. (…) A l’époque de Musset, le Misanthrope ne faisait pas recette, si l’on en juge par le début d’Une soirée perdue :
J’étais seul, l’autre soir, au Théâtre Français,
Ou presque seul. L’auteur n’avait pas grand succès :
Ce n’était que Molière…
On donnait ce soir là le Misanthrope !
Reconnu néanmoins comme le chef-d’œuvre de Molière, le Misanthrope a eu à la Comédie Française, de 1860 à 1932, 1367 représentations, distancé seulement par Tartuffe et l’Avare. »
Avis de Chamfort sur Le Misanthrope
« Si jamais auteur comique a fait voir comment il avait conçu le système de la société, c’est Molière dans le Misanthrope. C’est là que, montrant les abus qu’elle entraîne nécessairement, il enseigne à quel prix le sage doit acheter les avantages qu’elle procure ; que, dans un système d’union fondé sur l’indulgence mutuelle, une vertu parfaite est déplacée parmi les hommes et se tourmente elle-même sans les corriger… Mais en même temps, l’auteur montre, par la supériorité constante d’Alceste sur tous les autres personnages, que la vertu, malgré les ridicules où son austérité l’expose, éclipse tout ce qui l’environne… »
Avis de Rousseau sur le Misanthrope
« Vous ne sauriez me nier deux choses : l'une, qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable. On pourrait dire qu'il a joué dans Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. A cela je réponds qu'il n'est pas vrai qu'il ait donné cette haine à son personnage. (…) Qu'est-ce donc que le misanthrope de Molière? Un homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains; qui, précisément parce qu'il aime ses semblables, hait en eux les maux qu'ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l'ouvrage. S'il était moins touché des erreurs de l'humanité, moins indigné des iniquités qu'il voit, serait-il plus humain lui-même? (…) Ces sentiments du misanthrope sont parfaitement développés dans son rôle. Il dit, je l'avoue, qu'il a conçu une haine effroyable contre le genre humain. Mais en quelle occasion le dit-il ? Quand, outré d'avoir vu son ami trahir lâchement son sentiment et tromper l'homme qui le lui demande, il s'en voit encore plaisanter lui-même au plus fort de sa colère. Il est naturel que cette colère dégénère en emportement et lui fasse dire alors plus qu'il ne pense de sang-froid. D'ailleurs la raison qu'il rend de cette haine universelle en justifie pleinement la cause :
…………..Les uns parce qu'ils sont méchants
Et les autres, pour être aux méchants complaisants.
Ce n'est donc pas des hommes qu'il est ennemi, mais de la méchanceté des uns et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S'il n'y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout e genre humain. Il n'y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope en ce sens; ou plutôt les vrais misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi; car, au fond, je ne connais point de plus grand ennemi des hommes que l'ami de tout le monde, qui, toujours charmé de tout, encourage incessamment les méchants, et flatte, par sa coupable complaisance, les vices d'où naissent tous les désordres de la société.
Une preuve bien sûre qu'Alceste n'est point misanthrope à la lettre, c'est qu'avec ses brusqueries et ses incartades il ne laisse pas d'intéresser et de plaire. Les spectateurs ne voudraient pas à la vérité lui ressembler, parce que tant de droiture est fort incommode; mais aucun d'eux ne serait fâché d'avoir affaire à quelqu'un qui lui ressemblât : ce qui n'arriverait pas s'il était l'ennemi déclaré des hommes. Dans toutes les autres pièces de Molière, le personnage ridicule est toujours haïssable ou méprisable. Dans celle-là, quoique Alceste ait des défauts réels dont on n'a pas tort de rire, on sont pourtant au fond du cœur un respect pour lui dont on ne peut se défendre. En cette occasion, la force de la vertu l'emporte sur l'art de l'auteur et fait honneur à son caractère. Quoique Molière fît des pièces répréhensibles, il était personnellement honnête homme; et jamais le pinceau d'un honnête homme ne sut
couvrir de couleurs odieuses les traits de la droiture et de la probité. Il y a plus : Molière a mis dans la bouche d'Alceste un si grand nombre de ses propres maximes, que plusieurs ont cru qu'il s'était voulu peindre lui-même. Cela parut dans le dépit qu'eut le parterre à la représentation de n'avoir pas été, sur le sonnet, de l'avis du misanthrope : car on vit bien que c'était celui de l'auteur ».