linkDans le trouble du débat suscité par l’étude du professeur Séralini à propos des OGM et de leur probable toxicité, il ne me semble pas inutile de faire le clair sur deux notions à forte charge politique et émotionnelle : celles de lanceur d’alertes et de principe de précaution.
Principe de précaution
Le mot est devenu valise. Invoqué à tort et à travers, il sert d’un côté à justifier tout et son contraire. De l’autre, on le présente comme repoussoir absolu, empêchant tout progrès et toute innovation, fauteur de retard technologique, etc. Il y a les inconditionnellement pour et les viscéralement contre. Ceux qui pensent qu’il ne va pas assez loin et ceux qui le trouvent trop contraignant. Et entre ces deux partis irréconciliables on se jette souvent à la tête des anathèmes.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Quels sont les enjeux et qu’est-ce-que recouvre à la vérité ce fameux principe ?
Pour tenter de débroussailler tant soit peu le sujet, je m’adosserai sur une émission de Continent Sciences diffusée à la rentrée de septembre. Je me propose ici d’en sortir quelques extraits, utile à la réflexion.
(Les invités : Denis Grison et Louis-Marie Houdebine).
Bref historique du Principe de précaution
DG : Il naît en Allemagne dans les années 70, avec à la fois une vision développement durable, c’est-à-dire bonne gestion du patrimoine naturel, en particulier des forêts, mais il y a aussi l’idée que pour certains risques sur l’environnement, si l’on attend la certitude, lorsqu’il y a une dégradation observée, des mécanismes qui le sous-tendent pour commencer à agir il risque d’être trop tard. Donc il faut anticiper une réponse, même dans le cas d’une incertitude scientifique. En 1992 c’est là ou ce principe entre sous les projecteurs à Rio (c’est le 15ième sur les 21 principes de Rio). Le principe de précaution devient un principe directeur, mais qui simplement inspire les politiques mondiales, mais qui n’a encore aucune force de contrainte juridique. La même année il rentre dans le traité de Maastricht, également dans une position tout à fait principielle, et là il acquiert une dimension juridique. C’est-à-dire qu’il devient un principe qui est opposable à des politiques publiques, et qu’il doit guider ces mêmes politiques. Il aura ensuite une traduction en France en 1995 sous le nom de loi Barnier et en 2005 il rentre dans le préambule de la constitution à côté de la déclaration des Droits de l’Homme, donc une position tout à fait éminente, comme quelque chose qui doit inspirer la politique française.
Des mésusages du principe de précaution
Stéphane Deligeorges souligne tout d’abord, par quelques exemples, les usages farfelus du principe de précaution, comme l’interdiction d’une pièce de théâtre. Ensuite il y a l’usage hors de propos, c’est-à-dire l’abus d’usage, par exemple le cas de la fermeture d’une autoroute dans le cas de fortes chutes de neiges.
DG : il est décisif de faire la distinction et prévention et précaution. Il y a deux types de certitudes. Il y a des incertitudes dans le cas où la connaissance des phénomènes est complète. C’est-à-dire que le dossier scientifique est complet. Et il y a une incertitude dans le cas où il reste une absence ou un manque de connaissances.
Un exemple : 10 boules, 3 rouges et 7 vertes. Je tire une boule. Il y a une incertitude sur sa couleur mais non pas sur sa probabilité d’avoir une rouge ou une verte. C’est tout à fait différent de la situation ou je tire une boule dans une urne de 10 ou je ne connais pas la composition. Il y a des rouges ou des vertes, et peut-être autre chose. Si le rouge représente le risque, quand je tire une boule je ne suis même pas sûr que le risque existe, qu’il y ait une boule rouge. Lorsque nous sommes dans le premier cas il faut appliquer la prévention (exemple réduction de la vitesse sur les autoroute). Par contre, lorsque les risques sont soupçonnés (ex les OGM) mais pas encore certains, et pour lesquels en tout cas le dossier scientifique ne permet pas de donner de probabilités de la gravité de la survenance, mais que le risque est de laisser les choses en état sous prétexte que ce dossier n’est pas encore tout à fait terminé, il faut prendre des mesures différentes que les mesures de préventions et qui sont les mesures de précautions.
Polémiques et attaques
Certains disent que ceux qui sont pour le principe de précaution manquent de courage, on peut leur attribuer une espèce de ‘risquophobie’ totale, ils sont dans l’accidentalisme fiévreux.
DG : Ces attaques ont été développées d’abord par l’Académie de médecine, qui en 1999 à rédigé un rapport : « Le principe de précaution faisant du sécuritaire une priorité absolue ne risque-t-il pas d’entraîner un frein à toute entreprise, une inhibition du progrès, une paralysie de l’innovation ». Là nous avons les termes principaux de la critique et je voudrai m’employer à démontrer que le principe de précaution c’est tout le contraire.
Définition du principe de précaution
DG : Définition donnée à Rio : « En cas de risques de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives servant à prévenir la dégradation de l’environnement ». (…) Lorsque l’on regarde certains grands scandales actuels (ex Le Médiator) et passés mais encore présents dans les conséquences (ex l’amiante), on voit que c’est l’absence de certitudes scientifiques qui a servi systématiquement de prétexte pour remettre à plus tard la prise de mesures effectives.
Quant à ces mesures (de précaution), elles ne sont pas irrationnelles mais sont des mesures d’évaluation des risques et l’adoption de mesures provisoires et proportionnées (révisables).
Quelques mot du scandale du Médiator (et de l’expertise)
DG : lecture d’un extrait du rapport de l’organisme chargé de l’enquête sur les politiques publiques : « A aucun moment dans cette longue période (d’incertitude), aucun des médecins experts ou pharmacologues internes ou externes à l’Agence (L’Afssaps) n’a été en mesure de conduire un raisonnement pharmacologique et d’éclairer ainsi le choix des directions générales successives. (…) L’exercice de ce métier (d’expert) est fortement influencé par l’environnement intellectuel et médiatique. Or depuis plusieurs années se sont multipliées des prises de positions publiques pour dénoncer une hypothétique tyrannie du principe de précaution. Dans cette affaire, comme d’en autres passées, et malheureusement à venir, ce n’est pas l’excès de principe de précaution qui est en cause mais le manque de principe de précaution. La chaîne du médicament fonctionne aujourd’hui de manière à ce que le doute bénéficie non au patient et à la santé publique mais aux firmes pharmaceutiques».
LMH : Il y a une espèce de tyrannie qui est entrain de se mettre en place à propos des conflits d’intérêts. On dit, tout ceux qui ont travaillé un jour avec telle entreprise ne peut pas être un expert. C’est complément idiot. C’est même très grave. Car qui sont les meilleurs experts ? C’est ceux qui sont dans le domaine (considéré). Ce sont des gens qui ont forcément des rapports avec les entreprises. Les conflits d’intérêts doivent être gérées par des commissions ad hoc et qui disent : vous avez effectivement travaillé pour untel, mais vous n’avez plus de liens, donc vous n’êtes pas en conflit.
DG : Si on veut éviter cela il faut aussi réguler les circuits financiers et donner un vrai statut de l’expert. Il ne faut pas que l’expertise publique soit 10 fois moins payée que si l’on va chez Monsanto ou chez Servier.
Un mot sur les nanotechnologies
LM H : Ce qui s’est passé est manifestement une catastrophe, parce qu’il y a eu un blocage complet. C’est-à-dire que l’on a été en face de gens qui demandent un débat et qui font tout pour qu’il n’ait pas lieu. Ils l’ont saboté et le dialogue maintenant n’existe plus et il n’est pas près de reprendre de manière saine. Ca me rappelle ce qui s’est passé dans la première moitié du siècle dernier en Europe ; cet espèce de rapport de force, avec un certain mépris de la connaissance. Je m’emploi pas souvent le mot d’obscurantisme, mais c’est même pire : c’est du nihilisme
DG : Si je suis catastrophé par la manière dont les choses se sont passées, je suis aussi catastrophé rétrospectivement par la manière dont les choses ont été engagées. C’est-à-dire que les nanotechnologies sont déjà largement produites, les laboratoires ont les financements, et ce débat n’était pas là pour prendre des décisions mais pour rendre acceptables les nanotechnologies.
Des OGM
LM H : Les OGM dans les médicaments sont beaucoup mieux acceptés que les OGM dans la nourriture. Il y a deux raisons à cela : le médicament on ne le prend pas si l’on n’en a pas besoin alors que l’alimentation on n’a pas le choix. Deuxièmement il est reconnu – ce n’est pas complément juste - que les médicaments sont plutôt bien surveillés alors que l’agriculture ne l’est normalement pas autant. Alors il faut dire les OGM sont extrêmement surveillés par rapport aux variétés obtenues par simple sélection, et les risques sont de même niveau. On arrive à la situation paradoxale où l’on fait trop de choses sur les OGM en terme de sécurité et pas assez sur les plantes sélectionnées classiquement.
DG : Les OGM sont une pierre de touche parfaite pour réfléchir au principe de précaution et à la précaution en général. Je voudrai introduire une différence entre les risques et les effets que l’on a trop tendance à confondre. Nous vivons dans un cadre d’innovations techno-scientifiques ayant deux conséquences à distinguer : les risques, ce qui nous menace, et les effets, c’est-à-dire ce qui transforme notre rapport au monde mais qui n’est pas forcément une menace. (…) Dans le cas des OGM c’est aux risques qu’il faut appliquer le principe de précaution. Il y a deux types de risques soupçonnés : des risques sur la santé, des risques sur l’environnement. (…) Et puis il y a un débat sur les effets, parce que les effets des OGM sont considérables à la fois sur notre rapport à la nature, la nature de l’agriculture, l’appropriation du vivant, le pouvoir de firmes sur les paysans, etc. Or il se trouve que ces deux niveaux ne sont pas distingués. Le débat met tout ensemble. Et parce que cette distinction n’est pas faite tout est embrouillé et tout devient passionnel et polémique. Toutes les questions sur les effets on a tendance à les reporter sur les risques et le principe de précaution vient endosser sur lui l’ensemble de la question des OGM ou qu’il y a en préalable, en accompagnement, un débat beaucoup plus important et plus large sur : dans quel monde voulons-nous vivre ? Quel rapport à la nature ? Quel type d’agriculture ? Quelle paysannerie ?
Nb : A noter que Denis Grison fait référence dans ses travaux à l’Ethique à Nicomaque, et en particulier à la notion de Kairos, mise ne relation avec le principe de précaution : « l’action doit être très affinée, qu’il y a le bon moment pour faire la chose. Le trop tôt est le trop tard n’est pas bon. Il n’y a pas de véritable prudence s’il n’y a pas une expérience ».
Lanceur d’alerte
Voici la définition du lanceur d’alerte telle que donnée sur le site de Sciences citoyennes :
« Le terme « lanceurs d’alerte », nous le devons à deux sociologues, Francis Chateauraynaud et Didier Torny. Il s’agit en quelque sorte de la traduction du terme anglophone « whistleblowers (« Ceux qui sifflent »).
Scientifique ou tout autre personne travaillant dans le domaine publique ou privé, voire simple citoyen, le lanceur d’alerte se trouve à un moment donné confronté à un fait pouvant constituer un danger potentiel pour l’homme ou son environnement, et décide dès lors de porter ce fait au regard de la société civile et des pouvoirs publics. Le rôle du lanceur d’alerte n’est pas de démontrer (en ce sens, il n’est pas forcément expert) mais de mettre une question aux enjeux sanitaires ou environnementaux graves entre les mains de son employeur ou des pouvoirs publics chargés de solutionner le problème. La santé et l’environnement touchant de nombreux secteurs économiques, les conséquences pour le lanceur d’alerte — qui agit à titre individuel parce qu’il n’existe pas à l’heure actuelle en France de dispositif de traitement des alertes — peuvent être graves : de pressions morales et matérielles jusqu’au licenciement (dans le privé) ou la « mise au placard » (dans le public), il se retrouve directement exposé à des représailles dans un système hiérarchique qui ne le soutient pas car souvent subordonné à des intérêts financiers ou politiques. »
Sur cette page de l’organisation se trouvent d’intéressants développements et compléments sur cette notion de lanceurs d’alertes, notamment à propos des enjeux associés et le souhait de lui voir reconnu un statut juridique.
Parmi les critiques et oppositions à l’idée même de lanceurs d’alertes, on retrouve grosso modo l’argumentation développée à l’encontre du principe de précaution : ces Cassandres - qui parfois n’ont d’autre légitimité que d’être citoyens - seraient des anti-progressistes, des fauteurs de retards technologiques, des catastrophistes ancrés dans un idéal passéiste.
Les lanceurs d’alertes seraient-ils donc des fâcheux, des frileux arc-boutés sur des craintes irrationnelles et sans objet ?
Prenons le cas de l’amiante. « Les effets nocifs de la poussière d'amiante ont entraîné un examen microscopique de la poussière minérale par l'inspecteur médical du Ministère de la Santé. La nature irrégulière des particules, s'apparentant à du verre coupant, a été clairement décelé, et, lorsque ces particules restent en suspension, quelle que soit leur quantité, leurs effets se sont toujours révélés nocifs, comme on pouvait s'y attendre. ». Ce texte sans ambigüité, on le doit à Lucy Deane, inspectrice du travail britannique... et a été rédigé en 1898 !
Il aura ainsi fallut un siècle pour que soit enfin interdit l’usage industriel de l’amiante. Ce n’est pas faute, pourtant, de l’accumulation d’indices et de preuves de la dangerosité de cette substance (voir la chronologie de la connaissance des risques de l'amiante en France, et en particulier en 1982).
Mais lorsque l’on évoque les lanceurs d’alertes, se profile aussitôt en filigrane une autre catégorie d’individus, celle des lobbyistes, qu’ils soient d’ailleurs franc-tireur, idéologiquement formatés, téléguidés par tel ou tel groupement d’intérêts, ou officiant au sein d’associations ou de fondations ayant pignon sur rue. A ce propos, il n’est pas anodin de noter que l’on retrouve toujours à peu près les mêmes. Et parmi ceux-là, la figure emblématique de notre troll climatique national, cet ancien ministre de l’Education national, pris à trafiquer ses courbes sur le CO2, pour motif ‘éditorial’. Le même qui en 1996, à propos de l’amiante à Jussieu, évoquera, dans un contexte de « terrorisme intellectuel » un « phénomène de psychose collective ».
Aujourd’hui les lanceurs d’alertes se trouvent confrontés aux lobby du sel, du sucre ou encore des OGM.
Ainsi Pierre Méneton, chercheur à L’Inserm, qui pour avoir dénoncer le scandale du sel eu maille à partir avec le Comité des Saline de France.
Ainsi le cas de Véronique Lapides, poursuivie en diffamation par le maire de sa ville pour avoir soupçonné la pollution d’un ancien site industriel de Kodak.
Ainsi Christian Vélot, généticien, inquiété par sa hiérarchie pour ses positions critiques envers les OGM.
Ainsi la pneumologue Irène Frachon confrontée au lobby agro-chimique, pour s’être frottée au Médiator.
Ainsi tant d’autres encore...
Sur le sucre, pas plus loin qu’il y a quelques mois, le neurobiologiste Jean-Didier Vincent se fendait d’une rubrique dans l’Express au titre sans ambigüité : « La guerre du sucre est déclarée: chronique d’une défaite annoncée». Il y concluait « “la malbouffe ne saurait être un remède au mal-être” et que les milliers de morts dues aux excès de sucre ne pèsent pas lourd face “au lobby du sucre et à l’omniprésence des fast-foods”. »
Evidemment un contrefeu fut aussitôt allumé par les professionnels de la filière sucrière : « les études épidémiologiques disponibles ne permettent pas aujourd’hui d’affirmer scientifiquement que les consommations de sucre sont la cause directe et spécifique de l’obésité ou des pathologies associées. » On le voit, l’argumentaire développé ici nous ramène au principe de précaution et à ceux qui le dénoncent. Nous leur rappelleront, avec Denis Grison, que « c’est l’absence de certitudes scientifiques qui a servi systématiquement de prétexte pour remettre à plus tard la prise de mesures effectives ».
Lobbysme
En bref, autour de ce sujet il n’est pas inutile d’écouter - ou de réécouter - l’émission Science publique du 30 mars dernier avec Naomi Oreskes, autour de son essai Les marchands de doute, ces apôtres intéressés de la fuite en avant...
Il y a là je pense matière à se faire une idée un peu plus précise des réseaux et du rapport des forces en lice.
« Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire. »
Orwell