Thomas Bernhardt dans Maître anciens met en scène un vieux monsieur, Reger, qui depuis plus de trente ans se rend au Kunsthistorisches Muséum de Vienne, et s'assied sur la même banquette, dans la salle dite Bordone, face à L'homme à la barbe blanche de Tintoret."Il a suffit d'un tout petit pot-de-vin pour m'assurer pour toujours la banquette dans la salle Bordone, voilà ce qu'a dit un jour Reger, il y a des années".
Je ne trouve rien d'étrange à cela. Tout au contraire, il est bon, me semble-t-il, de se sentir familier d’un lieu, particulièrement d'un musée ayant quelque patine… La force de l’habitude, les connivences secrètes et le plaisir de se sentir en quelque sorte chez soi dans une place publique n'y sont probablement pas pour rien… Le corolaire livresque d'un tel état d'esprit est sans doute cette manière lente, décrite par Nietzsche, de remastiquer les nourritures érudites ou poétiques. "Il est vrai que, pour pratiquer de la sorte la lecture comme un art, une chose est nécessaire que de nos jours on a parfaitement oubliée (...), une chose pour laquelle il faut être presque bovin et, en tout cas, rien moins qu’ « homme moderne » : la rumination ».(Nietzsche, 1887, Généalogie de la morale)
Ainsi, sans pousser le vice ou l'infortune dans ses plus extrêmes retranchements, me plait-il plusieurs fois l'an - profitant de la gratuité mensuelle des musées nationaux (1) - de remettre mes pas dans une certaine tanière à la devanture de pierre blanches.
D'y découvrir des toiles que je n'avais fait qu'effleurer du regard, à défaut de les avoir tout à fait dédaignées, de me trouver fortuitement placé de telle sorte qu'apparaissent, sous l'effet des jeux de lumière saisonniers, de nouvelles couleurs, des tonalités conférant aux œuvres un caractères que je n'aurai soupçonné, de déambuler encore parmi les sculptures, finir par m'accoutumer et à aimer même cette forme artistique dont mes sens, entre méfiance et inquiétude, me tenaient jusqu'alors sur les franges, d'arpenter le dédale vouté des galeries inférieures, parmi les Christs désarticulés et les dorures médiévales, de me délecter pareillement du spectacle de ces vases canopes, dont les égyptiens du Nouvel Empire faisaient grand cas, les remplissant des viscères des trépassés... Tout cela me charme.
Et je goûte ces jeux dilettantes à leur juste mesure. Savourant l'inutilité précieuse de ces doctes flâneries avec cette paisible langueur des dimanches après-midi où les au revoir ne sont jamais d'irrémédiables adieux.
Le long des cimaises s'élaborent de la sorte peu à peu mes lieux de prédilection. Etapes privilégiées d'un pèlerinage délicieux, où l'impromptu se mêle à l'attendu, un peu à la manière de ces rencontres en forêt, lorsque soudain le pas d'un chevreuil, le tambourinement d'un pic ou le vol d'un épervier effleure l'enivrante torpeur des sous-bois.
Voici quelques uns de ces étonnements.
Ce rouge de fond de ciel, ne m'avait jamais tant frappé que se soir là d'automne - il n'est pas même certain que je visse la toile lors de mon précédent passage.
Gradin d'une Babel céleste, amphithéâtre à-rebours, avec la scène placé à son sommet et étirée tout en largeur : telle m'apparut cette paradoxale Esquisse pour paradis, à la saveur d'enfer. Cette étrange composition fût réalisée par Véronèse à l'occasion d'un concours organisé pour remplacer la fresque de Guariento (1365), détruite par un incendie, et qui ornait l'arrière-plan de la tribune du doge dans la salle de grand palais ducal de Venise. Bien qu'il remportât la compétition, pour des motifs inconnus le coloriste italien ne peignit jamais ce ciel de chaudron dans le dos du doge. Et cela sera le fils du Tintoret, Domenico, qui, suivant le programme de son père, dirigera l'équipe qui se chargera au final de la réalisation de l'œuvre.
Esquisse pour Paradis - Véronèse
(selon l'éclairage, et le réglage de l'appareil photo, le rendu est sensiblement différent. Cette teinte me paraît plus proche de l'original... mais peut-être est-ce effet de mon imagination)
"Cléopâtre, s'écria-t-il, je ne me plains pas d'être privé de toi, puisque je vais te rejoindre dans un instant ; ce qui m'afflige, c'est qu'un empereur aussi puissant que moi soit vaincu en courage et en magnanimité par une femme". Tels sont les mots d'Antoine, selon la version qu'en donne Plutarque dans les Vies parallèles, à l'annonce de la mort de Cléopâtre avant de se plonger lui-même l'épée dans la poitrine. Mais la fille du roi d'Egypte, Ptolémée XII, retranchée dans son mausolée, n'était pas morte. Pas plus d'ailleurs que la blessure d'Antoine n'était de nature à lui offrir une prompte mort.
Laissons à l'historien romain d'origine grecque conter la suite de cette tragédie :
"Antoine, apprenant qu'elle vivait encore, demande instamment à ses esclaves de le transporter auprès d'elle ; et ils le portèrent sur leurs bras à l'entrée du tombeau. Cléopâtre n'ouvrit point la porte; mais elle parut à une fenêtre, d'où elle descendit des chaînes et des cordes avec lesquelles on l'attacha; et à l'aide de deux de ses femmes, les seules qu'elle eût menées avec elle dans le tombeau, elle le tirait à elle. Jamais, au rapport de ceux qui en furent témoins, on ne vit de spectacle plus digne de pitié. Antoine, souillé de sang et n'ayant plus qu'un reste de vie, était tiré vers cette fenêtre ; et, se soulevant lui-même autant qu'il le pouvait, il tendait vers Cléopâtre ses mains défaillantes. Ce n'était pas un ouvrage aisé pour des femmes que de le monter ainsi : Cléopâtre, les bras roidis et le visage tendu, tirait les cordes avec effort, tandis que ceux qui étaient en bas l'encourageaient de la voix, et l'aidaient autant qu'il leur était possible. Quand il fut introduit dans le tombeau et qu'elle l'eut fait coucher, elle déchira ses voiles sur lui, et, se frappant le sein, se meurtrissant elle-même de ses mains, elle lui essuyait le sang avec son visage qu'elle collait sur le sien, l'appelait son maître, son mari, son empereur : sa compassion pour les maux d'Antoine lui faisait presque oublier les siens. Antoine, après l'avoir calmée, demanda du vin, soit qu'il eût réellement soif, ou qu'il espérât que le vin le ferait mourir plus promptement . Quand il eut. bu il exhorta Cléopâtre à s'occuper des moyens de sûreté qui pouvaient se concilier avec, son honneur (...). Il la conjura de ne pas s'affliger pour ce dernier revers qu'il avait éprouvé ; mais au contraire de le féliciter des biens dont il avait joui dans sa vie, du bonheur qu'il avait eu d'être le plus illustre et le plus puissant des hommes, surtout de pouvoir se glorifier, à la fin de ses jours, qu'étant Romain, il n'avait été vaincu que par un Romain. En achevant ces mots, il expira (...)".
Peu après, lorsque l'on eût mis au tombeau l'Empereur d'Orient, Cléopâtre se donna elle-même la mort. Les gens d'Auguste, arrivés trop tard, " la trouvèrent sans vie, couchée sur un lit d'or, et vêtue de ses habits royaux".
On a beaucoup glosé sur le suicide de la maîtresse d'Antoine et les versions divergent. La postérité retiendra la morsure d'un aspic.
" On prétend qu'on avait apporté à Cléopâtre un aspic sous ces figues couvertes de feuilles; que cette reine l'avait ordonné ainsi, afin qu'en prenant des figues elle fût piquée par le serpent, sans qu'elle le vît : mais l'ayant aperçu en découvrant les figues : « Le voilà donc! s'écria-t-elle; et en même temps elle présenta son bras nu à la piqûre. D'autres disent qu'elle gardait cet aspic enfermé dans un vase, et que l'ayant provoqué avec un fuseau d'or, l'animal irrité s'élança sur elle, et la saisit au bras. Mais on ne sait pas avec certitude le genre de sa mort. Le bruit courut même qu'elle portait toujours du poison dans une aiguille à cheveux qui était creuse, et qu'elle avait dans sa coiffure. Cependant il ne parut sur son corps aucune marque de piqûre, ni aucune signe de poison; on ne vit pas même de serpent dans sa chambre : on disait seulement en avoir aperçu quelques traces près de la mer, du côté où donnaient les fenêtres du tombeau. Selon d'autres, on vit sur le bras de Cléopâtre deux légères marques de piqûre, à peine sensibles : et il paraît que c'est à ce signe que César ajouta le plus de foi; car, à son triomphe, il fit porter une statue de Cléopâtre dont le bras était entouré d'un aspic. Telles sont les diverses traditions des historiens. César, tout fâché qu'il était de la mort de cette princesse, admira sa magnanimité; il ordonna qu'on l'enterrât auprès d'Antoine, avec toute la magnificence convenable à son rang; il fit faire aussi à ses deux femmes des obsèques honorables. Cléopâtre mourut à l'âge de trente-neuf ans, après en avoir régné vingt-deux, dont plus de quatorze avec Antoine, qui avait à sa mort cinquante-trois ans, et, suivant d'autres, cinquante-six."
Nombreuses œuvres peintes, ou sculptées, relatent cet épisode célèbre du suicide de Cléopâtre, bien plus d'ailleurs que ceux représentant le coup d'épée d'Antoine. C'est que les artistes y ont trouvé, bien souvent, le prétexte à la mise en scène d'une composition teintée d'un érotisme où le macabre se pare d'atours équivoques. Et l'expiration de la princesse égyptienne, l'exhalaison de son dernier souffle prend les allures de cette petite mort dont le XIXe, notamment, engoncé dans sa pruderie bourgeoise en haut-de-forme n'osait directement montrer.
Le plâtre de Charles Gauthier (1831 - 1891), artiste dont on ne sait presque rien, n'échappe pas à la règle. Son œuvre s'intitule tout simplement Cléopâtre (1880).
Marie Madeleine agenouillée (1897) - Georges Lacombe
(en arrière-plan, une toile d'Odilon redon, et une autre d'Emile Bernard)
Emile Breton - La nuit de noël (1892)
(1) Passant, parler de culture pour tous me parait bien excessif. Le musée reste généralement un endroit onéreux (Pour une famille de 4 personnes, par exemple, avec deux adolescents, la visite d’un musée national revient en moyenne entre 20 et 30 €. Ceci sans compter le complément à ajouter pour les expositions temporaires, ce qui, grosso modo, double la mise). Mais c'est un bien autre sujet.