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6 septembre 2013 5 06 /09 /septembre /2013 15:20

charme.jpg

 

Siroter « Le charme des penseurs tristes », griffé par ces heures interminables éparpillées dans la brise ténue de septembre, entre langueur et ennui, me semble être le meilleur compliment que l’on puisse faire à ces flâneries élégantes aux airs d’entrechats au bord de l’abîme. 

 

Rien qui ne soit plus stylé, si désespérant aussi dans sa beauté, que ces trilles de rossignol des heurs incertains, dérangé dans sa tristesse par le pépiement tonitruant et joyeux d’oiseaux d’instinct plus grégaires. Et c’est là une joute perdue d’avance – entre le fa de l’ironie et le sol majeur de l’humour d’une partition superficielle par profondeur.  

 

Et si la nostalgie est ce sentiment étrange ravivant sans relâche les braises du passé, lointain ou proche, alors que nous savons qu’aujourd’hui sera bientôt son terreau, plutôt que de s’écrier : « qu’il est difficile de se satisfaire de ce famélique maintenant ! », lisons. Lisons jusqu’à plus soif, ou même sans soif, juste pour le plaisir de l’amertume subtile suintant au coin des pages de ce bel essai qui, immanquablement, nous transportera d’esprit sous les solives du plafond de Montaigne. 

 

Car, dans « Le charme des penseurs tristes », il y a de quoi satisfaire notre irrépressible goût de l’Otium, que ce soit allongé sur le sable de désirs vaporeux, ou assis sur la crête d’une vague ourlée de volutes semblant juste commises pour nourrir notre vague à l’âme…


Première partie de la causerie du 28 août qui s’est tenue à Paris au Thé des écrivains, ou l’auteur nous fait partager quelques pages de la préface.

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1 juin 2013 6 01 /06 /juin /2013 08:39

Lille Pba - 156

 


Lien vers le "Contre" de Frédéric Schiffter

 


Telle est la question posée par la rubrique « Pour ou contre » du dernier Philosophie magazine, flattant le goût supposé de son lectorat pour les duels.

(Un précédent duel : Du Socrate platonisé)

 

Dans l’arène deux philosophes ; chacun une page, chacun son espace et son camp. 

 

Lançons le match ! 

Alors, cette questions aux allures scolaires, qu’en est-il ? L’art rend-t-il donc moralement meilleur ?

 

Oui, décoche l’une d’entrée de jeu « même si la question parait naïve ou simpliste » ; et nous voici avec la thèse. Non rétorque l’autre, renvoyant la balle de fond de court, également déconcerté par la naïveté de la question ; et de nous livrer l’antithèse. 

Après quelques échanges, s’il n’a pas de parti pris de principe, le lecteur décontenancé se dit alors qu’après tout il lui appartient peut-être de se faire sa propre synthèse au vu de l’argumentation proposée de part et d’autre ; que c’est sans doute là même le but de l’exercice – rien n’empêche non plus d’aller compulser quelques documents extérieurs au débat immédiat.


Mais entrons dans l’argumentation. 

 

Lors de leur démonstration, les deux essayistes invoquent des séries-TV, genre sur les franges du domaine artistique, mais pourquoi non - soyons modernes !  

2012-05-06---Piscine-09.jpg

Barney vs Dexter
(Attention, pour ceux qui ceux qui n’ont pas été au bout de la série Dexter, se trouve dans ce texte certaines révélations susceptibles de gâcher le suspense)

Barney-Stinson-barney-stinson-19630477-1160-1108.jpgBarney est l’un des protagonistes principaux de la série « How I met your mother ». Collectionneur de femmes invétéré (ce qui ne l’empêchera pas d’aspirer au mariage), il est toujours vêtu d’un costume. A ce qu’il semble il appointe dans une grande entreprise, sans fonction définie, en parfait parasite.

Pour Sandra Laugier, parce que ce personnage n’est précisément pas parfait, il nous apprendrait en quelque sorte « à apprécier des manières d’être étranges ou inconformes ». Ce glissement a de quoi surprendre. D’une part, et pour bien connaître cette série, je ne vois véritablement pas en quoi Barney serait une créature si inconforme que cela – nul besoin de série télévisée pour croiser à chaque coin de rue des ersatz « Barnyien » (d’ailleurs « How I met… », me semble plutôt véhiculer des clichés que des tombereaux de marginalité). D’autre part j’ai du mal à saisir comment le comportement et les états d’âmes de Barney serviraient à l’édification morale des téléspectateurs. Il y a là un mystère insondable. 

Le cas de Dexter est différent - et je dirai beaucoup plus intéressant ( pour un éclairage complémentaire voir le billet du Chêne Parlant : Dexter, fade to grey).
Héros principal de la série éponyme, il est un tueur en série d’un genre particulier. Recueillit à l’âge de trois ans par un policier dans un container ou sa mère a été sauvagement assassinée, il est devenu un expert en sang à la police de Miami. Très tôt détectée, sa pulsion de meurtre, qu’il appelle son passager noir, a été canalisée par son  père adoptif (le policier) dont le fantôme accompagne toujours le héros dans les moments difficiles. Ce dernier lui a en effet enseigné le Code : l’art de ne pas se faire prendre et de ne tuer que des « méchants » ; ceux passés entredexter les mailles du filet judiciaire et qui méritent de mourir.
Une fois assuré du bien fondé de ses soupçons (ne pas tuer un innocent) et après avoir piégé sa proie en lui injectant le plus souvent un puissant somnifère, Dexter déroule son petit rituel : salle emballée de plastique (éviter de laisser des traces), si possible un lieu chargé symboliquement pour son gibier. Ce dernier, une fois réveillé saucissonné sur un autel, se voit confronté à ses ignobles forfaits (trophées, photographies de ses propres victimes, etc.) par un Dexter habillé en garçon boucher.
La sentence prononcée, juste avant l’exécution, le bourreau procède alors au prélèvement d’un petit échantillon de sang sur la joue de sa victime, le place entre deux lamelles qui vont rejoindre dans une boite celles des précédentes victimes du « justicier » sans états d’âme. 

Pour Frédéric Schiffter, si le spécialiste de sang de la police de Miami nous apparaît sympathique, ce ne serait pas tant « parce qu’il traque les ‘méchants’, mais parce qu’il réveille l’instinct de tueur qui est en nous ». Sans vouloir faire de mon cas une généralité, en m’auscultant du mieux possible, je dois avouer que je ne trouve rien de véritablement tel dans mes abîmes.
Pour préciser ma pensée je dirais que Dexter m’apparaît plutôt quelque peu inquiétant - et perdu tout à la fois (inapte à ressentir quoi que ce soit). Et s’il m’arrive de faire cause commune avec lui, de comprendre ses mobiles et sa logique, ce n’est pas en tant que substitut de mes propres envies de meurtre, mais parce que je sais l’envers du décor, à savoir qu’il ne tue que de véritables ‘méchants’, des tueurs de sang-froid, des tortionnaires abjects, des massacreurs de femmes et d’enfants, et que c’est là, dans mon esprit (j’y reviendrais), un moindre mal. C’est peut-être aussi la faiblesse de la série : à aucun moment on ne craint le dérapage fatal, d’où peut-être ce sentiment d’empathie parfois que l’on éprouve envers Dexter.
Deb morganJ’en donnerai un seul  exemple : même lorsque Deb Morgan, sœur du héros (et accessoirement lieutenant de police), découvre dans une église désaffectée la véritable nature de son frère, à aucun moment on ne craint pour sa vie. On sait qu’il ne va pas la tuer, qu’il ne peut pas la tuer, qu’il est en quelque sorte, malgré son ombre, du « bon côté » - celui des justiciers, et qu’il va, comme il dit « gérer »… Car Dexter, à l’instar d’un bon manager d’entreprise, gère la situation. Ce qui n’est pas, parfois, sans causer de réelles catastrophes. Et c’est ce qui le rend aussi sympathique : sa faillibilité et son obsession à respecter contre vents et marées son code. Car malgré sa soif de tout planifier, de tout contrôler, d’épargner absolument ceux qui pourraient le découvrir mais ne sont pas des criminels, il arrive que les plans de Dexter s’effondrent pour le pire.
Ainsi sa femme, Rita,Meurtre de Ritaassassinée par le serial killer Trinity qu’il traquait. Elle est morte parce précisément, dans sa soif de coincer Trinity, il n’a pas lâché le morceau, parce qu’il a fourvoyé la police pour s’assurer de sa proie. Dexter pose au fond un dilemme moral insoluble, et c’est ce qui rend à mon sens la série si singulière.
Est-il légitime de se substituer à la loi et abattre d’ignobles individus ? N’y a-t-il aucune rédemption, aucun pardon possible ? (voir par exemple les épisodes autour d’un ancien criminel, sincèrement repenti, et que Dexter voulait tuer, avant de devenir son ami).

Et c’est là où, dans un sens restreint, je pourrais souscrire en pointillé à l’affirmation de Frédéric Schiffter, à savoir : par principe je suis contre la peine de mort, mais si on touche à un cheveu de qui m’est cher, je n’hésiterai pas, si cela m’étais possible, à me faire justice. Cela n’implique pas chez moi une envie particulière de meurtre, mais un sentiment primaire et irrépressible à la saveur du « œil pour œil, dent pour dent » (qui  en son temps fut un dicton progressiste), et qui me hurle, contre tout principe de pardon, qu’il est légitime d’éradiquer une mauvaise graine, même en transgressant la loi si je la juge trop clémente. Mais Dexter va plus loin. Il ne tue pas pour se faire justice mais pour complaire à son passager noir. S’il s’est fait justicier, c’est par le dressage de son père ; pour semer la confusion et rendre sa pulsion plus socialement acceptable – surtout aussi beaucoup plus difficile à détecter (qui pour s’émouvoir du meurtre d’affreux criminels ?).
Dexter a au fond le téléspectateur avec lui, applaudissant à chaque affreux éliminé de la scène du monde. 

C’est cet aspect dérangeant de la série à mon sens qui la rend si unique, si fascinante. 

Babel.jpg
Mais je suis un spectateur distrait, et me trouve fort écarté de notre match où s’affrontent qui pense que l’art rend meilleur et qui est assuré que la question même est un non-sens.

L’art chez quelques philosophes 

Platon compare l’art à un fantôme, mais c’est Platon. 
Proudhon, pour le pire, voit dans l’art un vecteur de l’édification du genre humain, « une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue de perfectionnement physique et moral de notre espèce ». Voilà de quoi renvoyer les ménagères à leurs aspirateurs au motif que « nous avons à refaire l’éducation des femmes et à leur inculquer les vérités suivantes : - l’ordre, et la propreté dans le ménage valent mieux qu’un salon garni de tableaux de maîtres. (…) La femme est artiste ; c’est justement pour cela que les fonctions du ménage lui ont été départies. »
Quant à l’esthétique chez Schopenhauer, incompétent en la matière, je renvoie volontiers à un document mis en ligne par Jacques Darriulat et intitulé, « Schopenhauer, la contemplation esthétique »

Sur la fonction de l’art, le penseur du dionysiaque et de l’apollinien pense que « L’art doit avantSur-les-marches.jpg tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si  possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment. » Cette description me semble recouper partiellement (en moins radicale) celle de l’auteur de «  La Beauté » (Ed Autrement, 2012) qui, après avoir estimé (à juste titre il me semble) que les critères pour juger d’un progrès sur le plan moral sont introuvables, évoque d’une part la nécessité du droit, « système arbitraire et pragmatique d’obligations sociales et de sanctions pénales », et, d’autre part,  propose pour seule finalité de l’art « un bon travail esthétique ».

« L’art n’a aucun rapport avec le bien », insiste-t-il avec raison. Göring, grand amateur d’art de la Renaissance, suffit à lui seul à corroborer l’affirmation. 

Dans le camp de la philosophe du langage, par ailleurs traductrice et introductrice de l’œuvre de Stanley Cavell en France, plutôt que d’enrôler abusivement Thoreau dans les rangs du perfectionnisme moral (sous prétexte sans doute de désobéissance civile, et de sa classification dans le glossaire transcendantaliste derrière Emerson), j’aurai aimé comprendre la définition qui se cache derrière le devenir meilleur, lorsque celui-ci signifie « simplement qu’on apprend ce qui est important pour soi ». L’art y répondrait, affirme-t-elle, en permettant « une sorte de conversation avec quelque chose qui nous élève ». Et si ce qui m’élève est un art du carnage ?

A l’appui de sa thèse, Sandra Laugier évoque encore d’autres personnages fictifs. Ainsi Omar (Wire) noir, gay et faisant partie de la pègre, mais justicier, donc « modèle moral ». Encore Tony Soprano, un gangster, mais sauvé parce qu’il va voir une psychanalyste ! (je ne pouvait pas le manquer celui-là).
2012-05-06---Piscine-11b----Alfred-Boucher-les-nymphes-de-l.jpg
Chez  Proust, l’art est réminiscence et aide au déchiffrement de nos limbes intimes. C’est parfois un art de l’infime, comme une petite touche de couleur jaune au coin d’un tableau de Vermeer. L’incipit de son gros roman est devenu célèbre. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. ». 

Mais plutôt que de s’intéresser aux entames des monuments écrits, petits ou grands, examinons un peu la manière dont notre duel se clos.
Les-juges.jpg
Côté de la militante du care l’échange s’épuise ainsi et agonise en une longue tirade, pesante, sans souffle :

« La dimension morale de l’art émerge donc aussi dans le fait de susciter des interrogations et des conversations, un arrière-plan commun, qui sera à la fois partagé et qui permettra d’affirmer une position singulière ».

Le choc en retour d’une vague ciselée par le philosophe balnéaire (1) la clou sur place : 

« Les artistes ne sont pas des prêcheurs de vertu mais des maîtres de lucidité ». 
Eugène Deuplechin - Amphitrite 1893
Au final c’est le style qui l’emporte. Haut la main. 


(1) Lu à Montreal, sous -20°C....
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18 mai 2013 6 18 /05 /mai /2013 10:35

Fragonard---La-lecon-de-musique-1769.jpg

Je me suis endormi hier soir avec en tête cette affaire d’inexpressivité musicale qui me rendait  perplexe – toutes mes fibres y résistent.

Au réveil je crois avoir mieux cerné mes réticences.

 

Les voici exposées succinctement dans un style télégraphique – pas facile d’organiser le chaos de ces bribes de raisonnements. 

 

Musique - Egypte antiqueTous les humains sont équipés à peu près des mêmes outils sensoriels et se trouvent embarqués dans la même corporéité.

Ce constat factuel conforte mon intuition d’un probable socle commun en terme de perceptions et de types de réactions instinctives face à ces agents d’influence.

Loin d’une inexpressivité musicale, donc, il devrait au contraire se manifester des sortes d’archétypes sonores, de constantes. C’est-à-dire qu’à tel type de stimuli sonore, à tel enchaînement ou agencement de sons, ne pourrait correspondre que tel type de ressenti primaire, telle genre d’émotion ou de réaction spontanée (je pense à l’appui de cette idée au cas des oiseaux : du babil au cri d’alarme, passant par le chant) ; sérénité / agitation – Angoisse / paix, etc.

Ensuite, évidemment, chez l’humain (et chez les espèces de mammifères et d’oiseaux les plus évoluées) s’y superposent des couches culturelles propre à chaque individu : son vécu, sa singularité, l’influence du groupe, de l’environnement, des rencontres, etc. Ces facteurs estompent ou renforcent, contrecarrent ou encouragent, ruinent ou sanctifient, ces affects universels  – mais les anéantissent-ils tout à fait ? j’en doute.

 

2012 08 - oiseau 02 - Quiscale à longue queueNous projetons de la sorte notre intellect sur les phénomènes sonores dans lesquels nous baignons, qu’ils soient naturels ou artificiels (notre propre respiration, le bruit du vent, le chant des oiseaux, le bruit des vagues, les agressions sonores des engins mécaniques de toutes sortes, les cris de la foule, etc.) les dénaturons et les recomposons tout à la fois au grès de notre humeur, de nos capacités tant intellectuelles que culturelles. A ce crible et depuis nos échasses jugeons-nous alors la musique, plus ou moins consciemment : harmonique, inharmonique, agressive, douce, éthérée, lourde, romantique, conceptuelle, innovante ou neuve, démodée voire ringarde, piquante, plate, aliénante, irritante, élitistes, populaire, que sais-je encore. C’est là, sans doute, à travers cette projection et cette macération dans ces couches supérieures de notre entendement, qu’intervient cette idée d’une possible inexpressivité musicale. 

 

Ainsi existe-il un genre musical bien nommé « musique industrielle », assez peu supporté par la masse mais qui convient à une élite (1) qui ne se sent pas « offensé par (… cet) art de privilège, de noblesse de nerfs, d’aristocratie instinctive » (je reprends la terminologie d’Ortega y Gasset, un peu par provocation je l’avoue). 

C’est un exemple phénomène purement culturel. Quoi que… (je songe ici au côté hypnotique engendré par les pulsations du rythme de base : voir les deux exemples de ce genre musical au bas du billet. Mais je préviens, il faut avoir les oreilles bien accrochées – et imaginer ces morceaux joués à pleine puissance sous effet stroboscopique). 

 

Il y aurait aussi à dire de la musique aux époques préhistoriques, mais cela dépasserait largement mon propos (voir le bel article sur le site Hominidés, ici - cliquer aussi sur l'image présentée ci-dessous).

 Instrum-prehistoire.JPG

La quête des archétypes : 

Parmi d’autres, la pulsation de notre sang, le rythme de notre cœur doivent en être…

 

Et je me suis soudain rappelé d’un billet de Nicolas Gauvrit sur l’effet bouba-kiki

Il y écrit :

 

« Les humains semblent tous partager une certaine forme de synesthésie. S'il est rare de voir de la musique ou de percevoir des couleurs dans les lettres ou les formules mathématiques, il est en revanche plus que courant de faire le lien entre certaines sonorités linguistiques (pseudo-mots) et des formes ou types de lignes. Dans une version de l'expérience de Köhler, on demandait par exemple à des adultes de deviner les noms des formes suivantes, sachant que l'une des deux s'appelle Takete et l'autre Maluma. »

 Takete_Maluma.jpg

(Ne lisez pas la suite du billet de Nicolas Gauvrit avant d’avoir répondu à la question ci-dessous)

Laquelle des formes reprise sur l’image ci-dessus s’appelle Maluma et laquelle se nomme Takete ? Alors, à votre avis ? 

 

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Tout ceci est embrouillé encore.


Mais plus je m’engage en ce sentier, plus je me trouve à plaider, tout à rebours d’une foncière inexpressivité musicale, pour des motifs sonores universaux - réaménagés ensuite par l’intellect et la culture. 

(Certains y trouveront là peut-être des restes de l’influence de Jung sur mes jeunes ans. Plus sûrement j’y verrai un ancrage dans la science contemporaine).  

Musique africaine

 


 

Décrassage d’oreilles : Exemple de musique industrielle

 

SONAR – HOSTAGE (instrumental)

 

.

DIVE – BLOOD MONEY (avec paroles)

 

 


(1) Il me semble que ce genre de discours est toujours tenu par ceux qui se sentent ou se pensent du bon côté de la barrière qu’ils ont construite. 

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12 octobre 2012 5 12 /10 /octobre /2012 19:58

Lafargue---temps-des-cerises.jpg

 

Voici un petit livre qui mérite toute affaire cessantes lecture intégrale, si ce n’est déjà fait. Ce n’est pas là entreprise fastidieuse, l’ouvrage faisant de l’ordre de 40 pages.
D’une actualité toujours brûlante, il n’est qu’à transposer noms propres et dépoussiérer quelques adjectifs pour que ce « Droit à la paresse » retrouve toute sa fraîcheur subversive. Quoiqu’au fond, même sans cela il demeure un indémodable pour qui cherche à questionner la « valeur travail » dont, ne l’oublions pas, l’étymologie s’adosse sur un instrument de torture.

 

Pour en revenir à l’ouvrage de Paul Lafargue, paru en 1880, on en trouve des versions libres de droit sur la toile et c’est l’une d’entre elles que je propose ici, bien que, pour ma part, j’ai préféré me procurer une édition papier - rétif sans doute aux tablettes et autres lectures digitales incompatibles à mon confort et tempérament. Il s’agit de celle sortie dans la belle couverture rouge du Temps des cerises.

 

Autre avantage d’une édition papier, et non des moindres, est de proposer une introduction ou une présentation de l’œuvre et de l’auteur, toujours utile pour contextualiser l’affaire et la mettre en perspective.
Je me limiterai ici à préciser, d’une part, que le sous-titre de ce cinglant démenti aux idéaux « des philanthropes du XVIIIe siècle » est : « Réfutation du Droit au travail de 1848 ». Par ailleurs, signalons pour l’anecdote - mais qui fait sens - qu’en épousant Laura Marx (1868), Paul Lafargue deviendra le gendre du philosophe que l’on sait.

 

Le couple se suicidera un jour de novembre 1911 et c’est un jardinier qui découvrira les corps.
 

« Il a frappé à la porte de la chambre de Monsieur; ne recevant pas de réponse, il a tourné la poignée. Paul Lafargue était étendu, mort, sur le lit non défait, vêtu encore du costume qu'il portait la veille. Ernest s'est alors précipité dans la chambre voisine, celle de Madame: Laura Lafargue était morte elle aussi, allongée en tenue de nuit sur le seuil de son cabinet de toilette
- Tout semble indiquer, précise le docteur, que monsieur Lafargue a fait dans la nuit une piqûre de cyanure de potassium à son épouse, puis qu'il s'est lui-même suicidé par le même moyen au petit matin. Nous avons trouvé sur la table de la chambre deux lettres ouvertes de Paul Lafargue, l'une en forme de testament, l'autre à Ernest Doucet, qui confirment l'intention suicidaire » (1)

 

Voici ce testament :

 

« Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable vieillesse, qui m’enlève un à un les plaisirs et les joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces et physiques et intellectuelles, ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi-même et aux autres.
Depuis des années, je me suis promis de ne pas dépasser les 70 ans ; j’ai fixé l’époque de l’année pour mon départ de la vie et j’ai préparé le mode d’exécution de ma résolution : une injection hypodermique d’acide cyanhydrique.
Je meurs avec la joie suprême d’avoir la certitude que, dans un avenir prochain, la cause à laquelle je me suis dévoué depuis quarante-cinq ans triomphera. Vive le Communisme ! Vive le Socialisme International ! Paul Lafargue » .

 leopard.jpg


(1) Jacques Macé, PAUL ET LAURA LAFARGUE, Du droit à la paresse au droit de choisir sa mort. (L’Harmattan) 

 


 

Paul Lafargue

  

Le Droit à la paresse

 

Avant-propos

M. Thiers, dans le sein de la Commission sur l'instruction primaire de 1849, disait: "Je veux rendre toute-puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme: "Jouis"." M. Thiers formulait la morale de la classe bourgeoise dont il incarna l'égoïsme féroce et l'intelligence étroite.

 

La bourgeoisie, alors qu'elle luttait contre la noblesse, soutenue par le clergé, arbora le libre examen et l'athéisme; mais, triomphante, elle changea de ton et d'allure; et, aujourd'hui, elle entend étayer de la religion sa suprématie économique et politique. Aux XVe et XVIe siècles, elle avait allègrement repris la tradition païenne et glorifiait la chair et ses passions, réprouvées par le christianisme ; de nos jours, gorgée de biens et de jouissances, elle renie les enseignements de ses penseurs, les Rabelais, les Diderot, et prêche l'abstinence aux salariés. La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d'anathème la chair du travailleur; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci.

 

Les socialistes révolutionnaires ont à recommencer le combat qu'ont combattu les philosophes et les pamphlétaires de la bourgeoisie; ils ont à monter à l'assaut de la morale et des théories sociales du capitalisme; ils ont à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l'action, les préjugés semés par la classe régnante; ils ont à proclamer, à la face des cafards de toutes les morales, que la terre cessera d'être la vallée de larmes du travailleur; que, dans la société communiste de l'avenir que nous fonderons "pacifiquement si possible, sinon violemment", les passions des hommes auront la bride sur le cou: car "toutes sont bonnes de leur nature, nous n'avons rien à éviter que leur mauvais usage et leurs excès (1)", et ils ne seront évités que par leur mutuel contre-balancement, que par le développement harmonique de l'organisme humain, car, dit le Dr Beddoe, "ce n'est que lorsqu'une race atteint son maximum de développement physique qu'elle atteint son plus haut point d'énergie et de vigueur morale". Telle était aussi l'opinion du grand naturaliste, Charles Darwin (2).

 

La réfutation du Droit au travail, que je réédite avec quelques notes additionnelles, parut dans "L'Égalité hebdomadaire" de 1880, deuxième série.

 

P. L.

Prison de Sainte-Pélagie, 1883.

enfants_clouterie.jpg 

Chapitre I : Un dogme désastreux

" Paresseux en toutes choses, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant" Lessing

 

Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste.

Dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. Comparez le pur-sang des écuries de Rothschild, servi par une valetaille de bimanes, à la lourde brute des fermes normandes, qui laboure la terre, chariote le fumier, engrange la moisson. Regardez le noble sauvage que les missionnaires du commerce et les commerçants de la religion n'ont pas encore corrompu avec le christianisme, la syphilis et le dogme du travail, et regardez ensuite nos misérables servants de machines (3).

Jeune_mineur.jpgQuand, dans notre Europe civilisée, on veut retrouver une trace de beauté native de l'homme, il faut l'aller chercher chez les nations où les préjugés économiques n'ont pas encore déraciné la haine du travail. L'Espagne, qui, hélas ! dégénère, peut encore se vanter de posséder moins de fabriques que nous de prisons et de casernes; mais l'artiste se réjouit en admirant le hardi Andalou, brun comme des castagnes, droit et flexible comme une tige d'acier; et le coeur de l'homme tressaille en entendant le mendiant, superbement drapé dans sa "capa" trouée, traiter d'"amigo" des ducs d'Ossuna. Pour l'Espagnol, chez qui l'animal primitif n'est pas atrophié, le travail est le pire des esclavages (4). Les Grecs de la grande époque n'avaient, eux aussi, que du mépris pour le travail: aux esclaves seuls il était permis de travailler: l'homme libre ne connaissait que les exercices corporels et les jeux de l'intelligence. C'était aussi le temps où l'on marchait et respirait dans un peuple d'Aristote, de Phidias, d'Aristophane; c'était le temps où une poignée de braves écrasait à Marathon les hordes de l'Asie qu'Alexandre allait bientôt conquérir. Les philosophes de l'Antiquité enseignaient le mépris du travail, cette dégradation de l'homme libre; les poètes chantaient la paresse, ce présent des Dieux:

"O Meliboe, Deus nabis hoec otia fecit" (5).

Christ, dans son discours sur la montagne, prêcha la paresse: "Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire, n'a pas été plus brillamment vêtu (6)."

Jéhovah, le dieu barbu et rébarbatif, donna à ses adorateurs le suprême exemple de la paresse idéale; après six jours de travail, il se reposa pour l'éternité.

Par contre, quelles sont les races pour qui le travail est une nécessité organique ? Les Auvergnats; les Écossais, ces Auvergnats des îles Britanniques; les Gallegos, ces Auvergnats de l'Espagne; les Poméraniens, ces Auvergnats de l'Allemagne; les Chinois, ces Auvergnats de l'Asie. Dans notre société, quelles sont les classes qui aiment le travail pour le travail ? Les paysans propriétaires, les petits bourgeois, les uns courbés sur leurs terres, les autres acoquinés dans leurs boutiques, se remuent comme la taupe dans sa galerie souterraine, et jamais ne se redressent pour regarder à loisir la nature.

Et cependant, le prolétariat, la grande classe qui embrasse tous les producteurs des nations civilisées, la classe qui, en s'émancipant, émancipera l'humanité du travail servile et fera de l'animal humain un être libre, le prolétariat trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s'est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment. Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail.

 

Chapitre II : Bénédictions du travail

En 1770 parut, à Londres, un écrit anonyme intitulé: "An Essay on Trade and Commerce". Il fit à l'époque un certain bruit. Son auteur, grand philanthrope, s'indignait de ce que "la plèbe manufacturière d'Angleterre s'était mis dans la tête l'idée fixe qu'en qualité d'Anglais, tous les individus qui la composent ont, par droit de naissance, le privilège d'être plus libres et plus indépendants que les ouvriers de n'importe quel autre pays de l'Europe. Cette idée peut avoir son utilité pour les soldats dont elle stimule la bravoure; mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus, mieux cela vaut pour eux-mêmes et pour l'État. Des ouvriers ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs. Il est extrêmement dangereux d'encourager de pareils engouements dans un État commercial comme le nôtre, où, peut-être, les sept huitièmes de la population n'ont que peu ou pas de propriété. La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l'industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu'ils gagnent maintenant en quatre".

Ainsi, près d'un siècle avant Guizot, on prêchait ouvertement à Londres le travail comme un frein aux nobles passions de l'homme. Paul-Lafargue.jpeg

"Plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices, écrivait d'Osterode, le 5 mai 1807, Napoléon. Je suis l'autorité [...] et je serais disposé à ordonner que le dimanche, passé l'heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail."

Pour extirper la paresse et courber les sentiments de fierté et d'indépendance qu'elle engendre, l'auteur de l'"Essay on Trade" proposait d'incarcérer les pauvres dans les maisons idéales du travail ("ideal workhouses") qui deviendraient "des maisons de terreur où l'on ferait travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que, le temps des repas soustrait, il resterait douze heures de travail pleines et entières".

Douze heures de travail par jour, voilà l'idéal des philanthropes et des moralistes du XVIIIe siècle. Que nous avons dépassé ce "nec plus ultra" ! Les ateliers modernes sont devenus des maisons idéales de correction où l'on incarcère les masses ouvrières, où l'on condamne aux travaux forcés pendant douze et quatorze heures, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants (7) ! Et dire que les fils des héros de la Terreur se sont laissé dégrader par la religion du travail au point d'accepter après 1848, comme une conquête révolutionnaire, la loi qui limitait à douze heures le travail dans les fabriques; ils proclamaient comme un principe révolutionnaire le "droit au travail". Honte au prolétariat français ! Des esclaves seuls eussent été capables d'une telle bassesse. Il faudrait vingt ans de civilisation capitaliste à un Grec des temps héroïques pour concevoir un tel avilissement.

Et si les douleurs du travail forcé, si les tortures de la faim se sont abattues sur le prolétariat, plus nombreuses que les sauterelles de la Bible, c'est lui qui les a appelées.

Ce travail, qu'en juin 1848 les ouvriers réclamaient les armes à la main, ils l'ont imposé à leurs familles; ils ont livré, aux barons de l'industrie, leurs femmes et leurs enfants. De leurs propres mains, ils ont démoli leur foyer domestique; de leurs propres mains, ils ont tari le lait de leurs femmes; les malheureuses, enceintes et allaitant leurs bébés, ont dû aller dans les mines et les manufactures tendre l'échine et épuiser leurs nerfs; de leurs propres mains, ils ont brisé la vie et la vigueur de leurs enfants. -Honte aux prolétaires ! Où sont ces commères dont parlent nos fabliaux et nos vieux contes, hardies au propos, franches de la gueule, amantes de la dive bouteille ? Où sont ces luronnes, toujours trottant, toujours cuisinant, toujours chantant, toujours semant la vie en engendrant la joie, enfantant sans douleurs des petits sains et vigoureux ? ...Nous avons aujourd'hui les filles et les femmes de fabrique, chétives fleurs aux pâles couleurs, au sang sans rutilance, à l'estomac délabré, aux membres alanguis !... Elles n'ont jamais connu le plaisir robuste et ne sauraient raconter gaillardement comment l'on cassa leur coquille ! -Et les enfants ? Douze heures de travail aux enfants. Ô misère ! -Mais tous les Jules Simon de l'Académie des sciences morales et politiques, tous les Germinys de la jésuiterie, n'auraient pu inventer un vice plus abrutissant pour l'intelligence des enfants, plus corrupteur de leurs instincts, plus destructeur de leur organisme que le travail dans l'atmosphère viciée de l'atelier capitaliste.

Notre époque est, dit-on, le siècle du travail; il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption.

Laura_Marx.jpgEt cependant, les philosophes, les économistes bourgeois, depuis le péniblement confus Auguste Comte, jusqu'au ridiculement clair Leroy-Beaulieu; les gens de lettres bourgeois, depuis le charlatanesquement romantique Victor Hugo, jusqu'au naïvement grotesque Paul de Kock, tous ont entonné les chants nauséabonds en l'honneur du dieu Progrès, le fils aîné du Travail. À les entendre, le bonheur allait régner sur la terre: déjà on en sentait la venue. Ils allaient dans les siècles passés fouiller la poussière et la misère féodales pour rapporter de sombres repoussoirs aux délices des temps présents. - Nous ont-ils fatigués, ces repus, ces satisfaits, naguère encore membres de la domesticité des grands seigneurs, aujourd'hui valets de plume de la bourgeoisie, grassement rentés; nous ont-ils fatigués avec le paysan du rhétoricien La Bruyère ? Eh bien ! Voici le brillant tableau des jouissances prolétariennes en l'an de progrès capitaliste 1840, peint par l'un des leurs, par le Dr Villermé, membre de l'Institut, le même qui, en 1848, fit partie de cette société de savants (Thiers, Cousin, Passy, Blanqui, l'académicien, en étaient) qui propagea dans les masses les sottises de l'économie et de la morale bourgeoises.

C'est de l'Alsace manufacturière que parle le Dr Villermé, de l'Alsace des Kestner, des Dollfus, ces fleurs de la philanthropie et du républicanisme industriel. Mais avant que le docteur ne dresse devant nous le tableau des misères prolétariennes, écoutons un manufacturier alsacien, M. Th. Mieg, de la maison Dollfus, Mieg et Cie, dépeignant la situation de l'artisan de l'ancienne industrie:

"À Mulhouse, il y a cinquante ans (en 1813, alors que la moderne industrie mécanique naissait), les ouvriers étaient tous enfants du sol, habitant la ville et les villages environnants et possédant presque tous une maison et souvent un petit champ (8)."

C'était l'âge d'or du travailleur. Mais, alors, l'industrie alsacienne n'inondait pas le monde de ses cotonnades et n'emmillionnait pas ses Dollfus et ses Koechlin. Mais vingt-cinq ans après, quand Villermé visita l'Alsace, le minotaure moderne, l'atelier capitaliste, avait conquis le pays; dans sa boulimie de travail humain, il avait arraché les ouvriers de leurs foyers pour mieux les tordre et pour mieux exprimer le travail qu'ils contenaient. C'était par milliers que les ouvriers accouraient au sifflement de la machine.

"Un grand nombre, dit Villermé, cinq mille sur dix-sept mille, étaient contraints, par la cherté des loyers, à se loger dans les villages voisins. Quelques-uns habitaient à deux lieues et quart de la manufacture où ils travaillaient."

À Mulhouse, à Dornach, le travail commençait à cinq heures du matin et finissait à cinq heures du soir, été comme hiver. [...] Il faut les voir arriver chaque matin en ville et partir chaque soir. Il y a parmi eux une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue et qui à défaut de parapluie, portent, renversés sur la tête, lorsqu'il pleut ou qu'il neige, leurs tabliers ou jupons de dessus pour se préserver la figure et le cou, et un nombre plus considérable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons, tout gras de l'huile des métiers qui tombe sur eux pendant qu'ils travaillent. Ces derniers, mieux préservés de la pluie par l'imperméabilité de leurs vêtements, n'ont même pas au bras, comme les femmes dont on vient de parler, un panier où sont les provisions de la journée; mais ils portent à la main, ou cachent sous leur veste ou comme ils peuvent, le morceau de pain qui doit les nourrir jusqu'à l'heure de leur rentrée à la maison."

Ainsi, à la fatigue d'une journée démesurément longue, puisqu'elle a au moins quinze heures, vient se joindre pour ces malheureux celle des allées et venues si fréquentes, si pénibles. Il résulte que le soir ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils sortent avant d'être complètement reposés pour se trouver à l'atelier à l'heure de l'ouverture."

Voici maintenant les bouges où s'entassaient ceux qui logeaient en ville:

"J'ai vu à Mulhouse, à Dornach et dans des maisons voisines, de ces misérables logements où deux familles couchaient chacune dans un coin, sur la paille jetée sur le carreau et retenue par deux planches... Cette misère dans laquelle vivent les ouvriers de l'industrie du coton dans le département du Haut-Rhin est si profonde qu'elle produit ce triste résultat que, tandis que dans les familles des fabricants négociants, drapiers, directeurs d'usines, la moitié des enfants atteint la vingt et unième année, cette même moitié cesse d'exister avant deux ans accomplis dans les familles de tisserands et d'ouvriers de filatures de coton."

Parlant du travail de l'atelier, Villermé ajoute: "Ce n'est pas là un travail, une tâche, c'est une torture, et on l'inflige à des enfants de six à huit ans. [...] C'est ce long supplice de tous les jours qui mine principalement les ouvriers dans les filatures de coton."

Et, à propos de la durée du travail, Villermé observait que les forçats des bagnes ne travaillaient que dix heures, les esclaves des Antilles neuf heures en moyenne, tandis qu'il existait dans la France qui avait fait la Révolution de 89, qui avait proclamé les pompeux Droits de l'homme, des manufactures où la journée était de seize heures, sur lesquelles on accordait aux ouvriers une heure et demie pour les repas (9).

Ô misérable avortement des principes révolutionnaires de la bourgeoisie ! Ô lugubre présent de son dieu Progrès ! Les philanthropes acclament bienfaiteurs de l'humanité ceux qui, pour s'enrichir en fainéantant, donnent du travail aux pauvres; mieux vaudrait semer la peste, empoisonner les sources que d'ériger une fabrique au milieu d'une population rustique. Introduisez le travail de fabrique, et adieu joie, santé, liberté; adieu tout ce qui fait la vie belle et digne d'être vécue (10).

Et les économistes s'en vont répétant aux ouvriers: Travaillez pour augmenter la fortune sociale ! et cependant un économiste, Destut de Tracy, leur répond:

"Les nations pauvres, c'est là où le peuple est à son aise; les nations riches, c'est là où il est ordinairement pauvre."

Et son disciple Cherbuliez de continuer:

"Les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à l'accumulation des capitaux productifs, contribuent à l'événement qui, tôt ou tard, doit les priver d'une partie de leur salaire."

Mais, assourdis et idiotisés par leurs propres hurlements, les économistes de répondre: Travaillez, travaillez toujours pour créer votre bien-être ! Et, au nom de la mansuétude chrétienne, un prêtre de l'Église anglicane, le révérend Townshend, psalmodie: Travaillez, travaillez nuit et jour; en travaillant, vous faites croître votre misère, et votre misère nous dispense de vous imposer le travail par la force de la loi. L'imposition légale du travail "donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit; la faim, au contraire, est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais comme le mobile le plus naturel du travail et de l'industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants".

Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez, pour que, devenant plus pauvres, vous avez plus de raisons de travailler et d'être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste. Parce que, prêtant l'oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises industrielles de surproduction qui convulsent l'organisme social. Alors, parce qu'il y a pléthore de marchandises et pénurie d'acheteurs, les ateliers se ferment et la faim cingle les populations ouvrières de son fouet aux mille lanières. Les prolétaires, abrutis par le dogme du travail, ne comprenant pas que le surtravail qu'ils se sont infligé pendant le temps de prétendue prospérité est la cause de leur misère présente, au lieu de courir au grenier à blé et de crier: "Nous avons faim et nous voulons manger ! ... Vrai, nous n'avons pas un rouge liard, mais tout gueux que nous sommes, c'est nous cependant qui avons moissonné le blé et vendangé le raisin..."

Au lieu d'assiéger les magasins de M. Bonnet, de Jujurieux, l'inventeur des couvents industriels, et de clamer:

Travail.png"Monsieur Bonnet, voici vos ouvrières ovalistes, moulineuses, fileuses, tisseuses, elles grelottent sous leurs cotonnades rapetassées à chagriner l'oeil d'un juif et, cependant, ce sont elles qui ont filé et tissé les robes de soie des cocottes de toute la chrétienté. Les pauvresses, travaillant treize heures par jour, n'avaient pas le temps de songer à la toilette, maintenant, elles chôment et peuvent faire du frou-frou avec les soieries qu'elles ont ouvrées. Dès qu'elles ont perdu leurs dents de lait, elles se sont dévouées à votre fortune et ont vécu dans l'abstinence; maintenant, elles ont des loisirs et veulent jouir un peu des fruits de leur travail. Allons, Monsieur Bonnet, livrez vos soieries, M. Harmel fournira ses mousselines, M. Pouyer-Quertier ses calicots, M. Pinet ses bottines pour leurs chers petits pieds froids et humides... Vêtues de pied en cap et fringantes, elles vous feront plaisir à contempler. Allons, pas de tergiversations -vous êtes l'ami de l'humanité, n'est-ce pas, et chrétien par- dessus le marché ? -Mettez à la disposition de vos ouvrières la fortune qu'elles vous ont édifiée avec la chair de leur chair. Vous êtes ami du commerce ? -Facilitez la circulation des marchandises; voici des consommateurs tout trouvés; ouvrez-leur des crédits illimités. Vous êtes bien obligé d'en faire à des négociants que vous ne connaissez ni d'Adam ni d'Ève, qui ne vous ont rien donné, même pas un verre d'eau. Vos ouvrières s'acquitteront comme elles le pourront: si, au jour de l'échéance, elles gambettisent et laissent protester leur signature, vous les mettrez en faillite, et si elles n'ont rien à saisir, vous exigerez qu'elles vous paient en prières: elles vous enverront en paradis, mieux que vos sacs noirs, au nez gorgé de tabac."

Au lieu de profiter des moments de crise pour une distribution générale des produits et un gaudissement universel, les ouvriers, crevant de faim, s'en vont battre de leur tête les portes de l'atelier. Avec des figures hâves, des corps amaigris, des discours piteux, ils assaillent les fabricants: "Bon M. Chagot, doux M. Schneider, donnez-nous du travail, ce n'est pas la faim, mais la passion du travail qui nous tourmente !" Et ces misérables, qui ont à peine la force de se tenir debout, vendent douze et quatorze heures de travail deux fois moins cher que lorsqu'ils avaient du pain sur la planche. Et les philanthropes de l'industrie de profiter des chômages pour fabriquer à meilleur marché.

Si les crises industrielles suivent les périodes de surtravail aussi fatalement que la nuit le jour, traînant après elles le chômage forcé et la misère sans issue, elles amènent aussi la banqueroute inexorable. Tant que le fabricant a du crédit, il lâche la bride à la rage du travail, il emprunte et emprunte encore pour fournir la matière première aux ouvriers. Il fait produire, sans réfléchir que le marché s'engorge et que, si ses marchandises n'arrivent pas à la vente, ses billets viendront à l'échéance. Acculé, il va implorer le juif, il se jette à ses pieds, lui offre son sang, son honneur. "Un petit peu d'or ferait mieux mon affaire, répond le Rothschild, vous avez 20 000 paires de bas en magasin, ils valent vingt sous, je les prends à quatre sous." Les bas obtenus, le juif les vend six et huit sous, et empoche les frétillantes pièces de cent sous qui ne doivent rien à personne: mais le fabricant a reculé pour mieux sauter. Enfin la débâcle arrive et les magasins dégorgent; on jette alors tant de marchandises par la fenêtre, qu'on ne sait comment elles sont entrées par la porte. C'est par centaines de millions que se chiffre la valeur des marchandises détruites; au siècle dernier, on les brûlait ou on les jetait à l'eau (11).

Mais avant d'aboutir à cette conclusion, les fabricants parcourent le monde en quête de débouchés pour les marchandises qui s'entassent; ils forcent leur gouvernement à s'annexer des Congo, à s'emparer des Tonkin, à démolir à coups de canon les murailles de la Chine, pour y écouler leurs cotonnades. Aux siècles derniers, c'était un duel à mort entre la France et l'Angleterre, à qui aurait le privilège exclusif de vendre en Amérique et aux Indes. Des milliers d'hommes jeunes et vigoureux ont rougi de leur sang les mers, pendant les guerres coloniales des XIe, XVIe et XVIIIe siècles.

Les capitaux abondent comme les marchandises. Les financiers ne savent plus où les placer; ils vont alors chez les nations heureuses qui lézardent au soleil en fumant des cigarettes, poser des chemins de fer, ériger des fabriques et importer la malédiction du travail. Et cette exportation de capitaux français se termine un beau matin par des complications diplomatiques: en Égypte, la France, l'Angleterre et l'Allemagne étaient sur le point de se prendre aux cheveux pour savoir quels usuriers seraient payés les premiers; par des guerres du Mexique où l'on envoie les soldats français faire le métier d'huissier pour recouvrer de mauvaises dettes (12).

Ces misères individuelles et sociales, pour grandes et innombrables qu'elles soient, pour éternelles qu'elles paraissent, s'évanouiront comme les hyènes et les chacals à l'approche du lion, quand le prolétariat dira: "Je le veux." Mais pour qu'il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse; il faut qu'il retourne à ses instincts naturels, qu'il proclame les "Droits de la paresse", mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques "Droits de l'homme", concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise; qu'il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit.

Jusqu'ici, ma tâche a été facile, je n'avais qu'à décrire des maux réels bien connus de nous tous, hélas ! Mais convaincre le prolétariat que la parole qu'on lui a inoculée est perverse, que le travail effréné auquel il s'est livré dès le commencement du siècle est le plus terrible fléau qui ait jamais frappé l'humanité, que le travail ne deviendra un condiment de plaisir de la paresse, un exercice bienfaisant à l'organisme humain, une passion utile à l'organisme social que lorsqu'il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour, est une tâche ardue au-dessus de mes forces; seuls des physiologistes, des hygiénistes, des économistes communistes pourraient l'entreprendre. Dans les pages qui vont suivre, je me bornerai à démontrer qu'étant donné les moyens de production modernes et leur puissance reproductive illimitée, il faut mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail et les obliger à consommer les marchandises qu'ils produisent.

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Chapitre III : Ce qui suit la surproduction

Un poète grec du temps de Cicéron, Antipatros, chantait ainsi l'invention du moulin à eau (pour la mouture du grain): il allait émanciper les femmes esclaves et ramener l'âge d'or:

"Épargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement ! Que le coq vous avertisse en vain qu'il fait jour ! Dao a imposé aux nymphes le travail des esclaves et les voilà qui sautillent allègrement sur la roue et voilà que l'essieu ébranlé roule avec ses rais, faisant tourner la pesante pierre roulante. Vivons de la vie de nos pères et oisifs réjouissons-nous des dons que la déesse accorde."

Hélas ! les loisirs que le poète païen annonçait ne sont pas venus: la passion aveugle, perverse et homicide du travail transforme la machine libératrice en instrument d'asservissement des hommes libres: sa productivité les appauvrit.

Une bonne ouvrière ne fait avec le fuseau que cinq mailles à la minute, certains métiers circulaires à tricoter en font trente mille dans le même temps. Chaque minute à la machine équivaut donc à cent heures de travail de l'ouvrière: ou bien chaque minute de travail de la machine délivre à l'ouvrière dix jours de repos. Ce qui est vrai pour l'industrie du tricotage est plus ou moins vrai pour toutes les industries renouvelées par la mécanique moderne. Mais que voyons-nous ? À mesure que la machine se perfectionne et abat le travail de l'homme avec une rapidité et une précision sans cesse croissantes, l'Ouvrier, au lieu de prolonger son repos d'autant, redouble d'ardeur, comme s'il voulait rivaliser avec la machine. Ô concurrence absurde et meurtrière !

Pour que la concurrence de l'homme et de la machine prît libre carrière, les prolétaires ont aboli les sages lois qui limitaient le travail des artisans des antiques corporations; ils ont supprimé les jours fériés (13). Parce que les producteurs d'alors ne travaillaient que cinq jours sur sept, croient-ils donc, ainsi que le racontent les économistes menteurs, qu'ils ne vivaient que d'air et d'eau fraîche ? Allons donc ! Ils avaient des loisirs pour goûter les joies de la terre, pour faire l'amour et rigoler; pour banqueter joyeusement en l'honneur du réjouissant dieu de la Fainéantise. La morose Angleterre, encagotée dans le protestantisme, se nommait alors la "joyeuse Angleterre" ("Merry England"). Rabelais, Quevedo, Cervantès, les auteurs inconnus des romans picaresques, nous font venir l'eau à la bouche avec leurs peintures de ces monumentales ripailles (14) dont on se régalait alors entre deux batailles et deux dévastations, et dans lesquelles tout "allait par escuelles". Jordaens et l'école flamande les ont écrites sur leurs toiles réjouissantes.

Sublimes estomacs gargantuesques, qu'êtes-vous devenus ? Sublimes cerveaux qui encercliez toute la pensée humaine, qu'êtes-vous devenus ? Nous sommes bien amoindris et bien dégénérés. La vache enragée, la pomme de terre, le vin fuchsiné et le schnaps prussien savamment combinés avec le travail forcé ont débilité nos corps et rapetissé nos esprits. Et c'est alors que l'homme rétrécit son estomac et que la machine élargit sa productivité, c'est alors que les économistes nous prêchent la théorie malthusienne, la religion de l'abstinence et le dogme du travail ? Mais il faudrait leur arracher la langue et la jeter aux chiens.

Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s'est laissé endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s'est précipitée en aveugle dans le travail et l'abstinence, la classe capitaliste s'est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l'improductivité et à la surconsommation. Mais, si le surtravail de l'ouvrier meurtrit sa chair et tenaille ses nerfs, il est aussi fécond en douleurs pour le bourgeois. mines-enfants-RU.JPG

L'abstinence à laquelle se condamne la classe productive oblige les bourgeois à se consacrer à la surconsommation des produits qu'elle manufacture désordonnément. Au début de la production capitaliste, il y a un ou deux siècles de cela, le bourgeois était un homme rangé, de moeurs raisonnables et paisibles; il se contentait de sa femme ou à peu près; il ne buvait qu'à sa soif et ne mangeait qu'à sa faim. Il laissait aux courtisans et aux courtisanes les nobles vertus de la vie débauchée. Aujourd'hui, il n'est fils de parvenu qui ne se croie tenu de développer la prostitution et de mercurialiser son corps pour donner un but au labeur que s'imposent les ouvriers des mines de mercure; il n'est bourgeois qui ne s'empiffre de chapons truffés et de lafite navigué, pour encourager les éleveurs de la Flèche et les vignerons du Bordelais. À ce métier, l'organisme se délabre rapidement, les cheveux tombent, les dents se déchaussent, le tronc se déforme, le ventre s'entripaille, la respiration s'embarrasse, les mouvements s'alourdissent, les articulations s'ankylosent, les phalanges se nouent. D'autres, trop malingres pour supporter les fatigues de la débauche, mais dotés de la bosse du prudhommisme, dessèchent leur cervelle comme les Garnier de l'économie politique, les Acollas de la philosophie juridique, à élucubrer de gros livres soporifiques pour occuper les loisirs des compositeurs et des imprimeurs.

Les femmes du monde vivent une vie de martyr. Pour essayer et faire valoir les toilettes féeriques que les couturières se tuent à bâtir, du soir au matin elles font la navette d'une robe dans une autre; pendant des heures, elles livrent leur tête creuse aux artistes capillaires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l'échafaudage des faux chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l'étroit dans leurs bottines, décolletées à faire rougir un sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde. Saintes âmes !

Pour remplir sa double fonction sociale de nonproducteur et de surconsommateur, le bourgeois dut non seulement violenter ses goûts modestes, perdre ses habitudes laborieuses d'il y a deux siècles et se livrer au luxe effréné, aux indigestions truffées et aux débauches syphilitiques, mais encore soustraire au travail productif une masse énorme d'hommes afin de se procurer des aides.

Voici quelques chiffres qui prouvent combien colossale est cette déperdition de forces productives:

"D'après le recensement de 1861, la population de l'Angleterre et du pays de Galles comprenait 20 066 224 personnes, dont 9 776 259 du sexe masculin et 10 289 965 du sexe féminin. Si l'on en déduit ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler, les femmes, les adolescents et les enfants improductifs, puis les professions "idéologiques" telles que gouvernement, police, clergé, magistrature, armée, savants, artistes, etc., ensuite les gens exclusivement occupés à manger le travail d'autrui, sous forme de rente foncière, d'intérêts, de dividendes, etc., et enfin les pauvres, les vagabonds, les criminels, etc., il reste en gros huit millions d'individus des deux sexes et de tout âge, y compris les capitalistes fonctionnant dans la production, le commerce, la finance, etc. Sur ces huit millions, on compte:

"Travailleurs agricoles (y compris les bergers, les valets et les filles de ferme habitant chez le fermier) : 1 098 261;

"Ouvriers des fabriques de coton, de laine, de "worsted", de lin, de chanvre, de soie, de dentelle et ceux des métiers à bras : 642 607;

"Ouvriers des mines de charbon et de métal : 565 835;

"Ouvriers employés dans les usines métallurgiques (hauts fourneaux, laminoirs, etc.) et dans les manufactures de métal de toute espèce : 396 998;

"Classe domestique : 1 208 648.

"Si nous additionnons les travailleurs des fabriques textiles et ceux des mines de charbon et de métal, nous obtenons le chiffre de 1 208 442; si nous additionnons les premiers et le personnel de toutes les usines et de toutes les manufactures de métal, nous avons un total de 1 039 605 personnes ; c'est-à-dire chaque fois un nombre plus petit que celui des esclaves domestiques modernes. Voilà le magnifique résultat de l'exploitation capitaliste des machines (15)."

À toute cette classe domestique, dont la grandeur indique le degré atteint par la civilisation capitaliste, il faut ajouter la classe nombreuse des malheureux voués exclusivement à la satisfaction des goûts dispendieux et futiles des classes riches, tailleurs de diamants, dentellières, brodeuses, relieurs de luxe, couturières de luxe, décorateurs des maisons de plaisance, etc. (16).

Une fois accroupie dans la paresse absolue et démoralisée par la jouissance forcée, la bourgeoisie, malgré le mal qu'elle en eut, s'accommoda de son nouveau genre de vie. Avec horreur elle envisagea tout changement. La vue des misérables conditions d'existence acceptées avec résignation par la classe ouvrière et celle de la dégradation organique engendrée par la passion dépravée du travail augmentaient encore sa répulsion pour toute imposition de travail et pour toute restriction de jouissances.

C'est précisément alors que, sans tenir compte de la démoralisation que la bourgeoisie s'était imposée comme un devoir social, les prolétaires se mirent en tête d'infliger le travail aux capitalistes. Les naïfs, ils prirent au sérieux les théories des économistes et des moralistes sur le travail et se sanglèrent les reins pour en infliger la pratique aux capitalistes. Le prolétariat arbora la devise: "Qui ne travaille pas, ne mange pas"; Lyon, en 1831, se leva pour du plomb ou du travail, les fédérés de mars 1871 déclarèrent leur soulèvement la "Révolution du travail".

À ces déchaînements de fureur barbare, destructive de toute jouissance et de toute paresse bourgeoises, les capitalistes ne pouvaient répondre que par la répression féroce, mais ils savaient que, s'ils ont pu comprimer ces explosions révolutionnaires, ils n'ont pas noyé dans le sang de leurs massacres gigantesques l'absurde idée du prolétariat de vouloir infliger le travail aux classes oisives et repues, et c'est pour détourner ce malheur qu'ils s'entourent de prétoriens, de policiers, de magistrats, de geôliers entretenus dans une improductivité laborieuse. On ne peut plus conserver d'illusion sur le caractère des armées modernes, elles ne se sont maintenues en permanence que pour comprimer "l'ennemi intérieur"; c'est ainsi que les forts de Paris et de Lyon n'ont pas été construits pour défendre la ville contre l'étranger, mais pour l'écraser en cas de révolte. Et s'il fallait un exemple sans réplique citons l'armée de la Belgique, de ce pays de Cocagne du capitalisme; sa neutralité est garantie par les puissances européennes, et cependant son armée est une des plus fortes proportionnellement à la population. Les glorieux champs de bataille de la brave armée belge sont les plaines du Borinage et de Charleroi; c'est dans le sang des mineurs et des ouvriers désarmés que les officiers belges trempent leurs épées et ramassent leurs épaulettes. Les nations européennes n'ont pas des armées nationales, mais des armées mercenaires, elles protègent les capitalistes contre la fureur populaire qui voudrait les condamner à dix heures de mine ou de filature.

Donc, en se serrant le ventre, la classe ouvrière a développé outre mesure le ventre de la bourgeoisie condamnée à la surconsommation.

Pour être soulagée dans son pénible travail, la bourgeoisie a retiré de la classe ouvrière une masse d'hommes de beaucoup supérieure à celle qui restait consacrée à la production utile et l'a condamnée à son tour à l'improductivité et à la surconsommation. Mais ce troupeau de bouches inutiles, malgré sa voracité insatiable, ne suffit pas à consommer toutes les marchandises que les ouvriers, abrutis par le dogme du travail, produisent comme des maniaques, sans vouloir les consommer, et sans même songer si l'on trouvera des gens pour les consommer.

En présence de cette double folie des travailleurs, de se tuer de surtravail et de végéter dans l'abstinence, le grand problème de la production capitaliste n'est plus de trouver des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs, d'exciter leurs appétits et de leur créer des besoins factices. Puisque les ouvriers européens, grelottant de froid et de faim, refusent de porter les étoffes qu'ils tissent, de boire les vins qu'ils récoltent, les pauvres fabricants, ainsi que des dératés, doivent courir aux antipodes chercher qui les portera et qui les boira: ce sont des centaines de millions et de milliards que l'Europe exporte tous les ans, aux quatre coins du monde, à des peuplades qui n'en ont que faire (17). Mais les continents explorés ne sont plus assez vastes, il faut des pays vierges. Les fabricants de l'Europe rêvent nuit et jour de l'Afrique, du lac saharien, du chemin de fer du Soudan; avec anxiété, ils suivent les progrès des Livingstone, des Stanley, des Du Chaillu, des de Brazza; bouche béante, ils écoutent les histoires mirobolantes de ces courageux voyageurs. Que de merveilles inconnues renferme le "continent noir" ! Des champs sont plantés de dents d'éléphant, des fleuves d'huile de coco charrient des paillettes d'or, des millions de culs noirs, nus comme la face de Dufaure ou de Girardin, attendent les cotonnades pour apprendre la décence, des bouteilles de schnaps et des bibles pour connaître les vertus de la civilisation. atelier-usine.jpg

Mais tout est impuissant : bourgeois qui s'empiffrent, classe domestique qui dépasse la classe productive, nations étrangères et barbares que l'on engorge de marchandises européennes; rien, rien ne peut arriver à écouler les montagnes de produits qui s'entassent plus hautes et plus énormes que les pyramides d'Égypte: la productivité des ouvriers européens défie toute consommation, tout gaspillage. Les fabricants, affolés, ne savent plus où donner de la tête, ils ne peuvent plus trouver la matière première pour satisfaire la passion désordonnée, dépravée, de leurs ouvriers pour le travail. Dans nos départements lainiers, on effiloche les chiffons souillés et à demi pourris, on en fait des draps dits de "renaissance", qui durent ce que durent les promesses électorales; à Lyon, au lieu de laisser à la fibre soyeuse sa simplicité et sa souplesse naturelle, on la surcharge de sels minéraux qui, en lui ajoutant du poids, la rendent friable et de peu d'usage. Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l'écoulement et en abréger l'existence. Notre époque sera appelée l'"âge de la falsification", comme les premières époques de l'humanité ont reçu les noms d'"âge de pierre", d'"âge de bronze", du caractère de leur production. Des ignorants accusent de fraude nos pieux industriels, tandis qu'en réalité la pensée qui les anime est de fournir du travail aux ouvriers, qui ne peuvent se résigner à vivre les bras croisés. Ces falsifications, qui ont pour unique mobile un sentiment humanitaire, mais qui rapportent de superbes profits aux fabricants qui les pratiquent, si elles sont désastreuses pour la qualité des marchandises, si elles sont une source intarissable de gaspillage du travail humain, prouvent la philanthropique ingéniosité des bourgeois et l'horrible perversion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de travail, obligent les industriels à étouffer les cris de leur conscience et à violer même les lois de l'honnêteté commerciale.

Et cependant, en dépit de la surproduction de marchandises, en dépit des falsifications industrielles, les ouvriers encombrent le marché innombrablement, implorant: du travail ! du travail ! Leur surabondance devrait les obliger à refréner leur passion; au contraire, elle la porte au paroxysme. Qu'une chance de travail se présente, ils se ruent dessus; alors c'est douze, quatorze heures qu'ils réclament pour en avoir leur saoul, et le lendemain les voilà de nouveau rejetés sur le pavé, sans plus rien pour alimenter leur vice. Tous les ans, dans toutes les industries, des chômages reviennent avec la régularité des saisons. Au surtravail meurtrier pour l'organisme succède le repos absolu, pendant des deux et quatre mois; et plus de travail, plus de pitance. Puisque le vice du travail est diaboliquement chevillé dans le coeur des ouvriers; puisque ses exigences étouffent tous les autres instincts de la nature; puisque la quantité de travail requise par la société est forcément limitée par la consommation et par l'abondance de la matière première, pourquoi dévorer en six mois le travail de toute l'année ? Pourquoi ne pas le distribuer uniformément sur les douze mois et forcer tout ouvrier à se contenter de six ou de cinq heures par jour, pendant l'année, au lieu de prendre des indigestions de douze heures pendant six mois ? Assurés de leur part quotidienne de travail, les ouvriers ne se jalouseront plus, ne se battront plus pour s'arracher le travail des mains et le pain de la bouche; alors, non épuisés de corps et d'esprit, ils commenceront à pratiquer les vertus de la paresse.

Abêtis par leur vice, les ouvriers n'ont pu s'élever à l'intelligence de ce fait que, pour avoir du travail pour tous, il fallait le rationner comme l'eau sur un navire en détresse. Cependant les industriels, au nom de l'exploitation capitaliste, ont depuis longtemps demandé une limitation légale de la journée de travail. Devant la Commission de 1860 sur l'enseignement professionnel, un des plus grands manufacturiers de l'Alsace, M. Bourcart, de Guebwiller, déclarait:

"Que la journée de douze heures était excessive et devait être ramenée à onze heures, que l'on devait suspendre le travail à deux heures le samedi. Je puis conseiller l'adoption de cette mesure quoiqu'elle paraisse onéreuse à première vue; nous l'avons expérimentée dans nos établissements industriels depuis quatre ans et nous nous en trouvons bien, et la production moyenne, loin d'avoir diminué, a augmenté."

Dans son étude sur les "machines", M. F. Passy cite la lettre suivante d'un grand industriel belge, M. M. Ottavaere:

"Nos machines, quoique les mêmes que celles des filatures anglaises, ne produisent pas ce qu'elles devraient produire et ce que produiraient ces mêmes machines en Angleterre, quoique les filatures travaillent deux heures de moins par jour. [...] Nous travaillons tous "deux grandes heures de trop"; j'ai la conviction que si l'on ne travaillait que onze heures au lieu de treize, nous aurions la même production et produirions par conséquent plus économiquement."

D'un autre côté, M. Leroy-Beaulieu affirme que "c'est une observation d'un grand manufacturier belge que les semaines où tombe un jour férié n'apportent pas une production inférieure à celle des semaines ordinaires (18)".

Ce que le peuple, pipé en sa simplesse par les moralistes, n'a jamais osé, un gouvernement aristocratique l'a osé. Méprisant les hautes considérations morales et industrielles des économistes, qui, comme les oiseaux de mauvais augure, croassaient que diminuer d'une heure le travail des fabriques c'était décréter la ruine de l'industrie anglaise, le gouvernement de l'Angleterre a défendu par une loi, strictement observée, de travailler plus de dix heures par jour; et après comme avant, l'Angleterre demeure la première nation industrielle du monde.

La grande expérience anglaise est là, l'expérience de quelques capitalistes intelligents est là, elle démontre irréfutablement que, pour puissancer la productivité humaine, il faut réduire les heures de travail et multiplier les jours de paye et de fêtes, et le peuple français n'est pas convaincu. Mais si une misérable réduction de deux heures a augmenté en dix ans de près d'un tiers la production anglaise (19), quelle marche vertigineuse imprimera à la production française une réduction légale de la journée de travail à trois heures ? Les ouvriers ne peuvent-ils donc comprendre qu'en se surmenant de travail, ils épuisent leurs forces et celles de leur progéniture; que, usés, ils arrivent avant l'âge à être incapables de tout travail; qu'absorbés, abrutis par un seul vice, ils ne sont plus des hommes, mais des tronçons d'hommes; qu'ils tuent en eux toutes les belles facultés pour ne laisser debout, et luxuriante, que la folie furibonde du travail.

Ah ! comme des perroquets d'Arcadie ils répètent la leçon des économistes: "Travaillons, travaillons pour accroître la richesse nationale." Ô idiots ! c'est parce que vous travaillez trop que l'outillage industriel se développe lentement. Cessez de braire et écoutez un économiste; il n'est pas un aigle, ce n'est que M. L. Reybaud, que nous avons eu le bonheur de perdre il y a quelques mois:

"C'est en général sur les conditions de la main d'oeuvre que se règle la révolution dans les méthodes du travail. Tant que la main-d'oeuvre fournit ses services à bas prix, on la prodigue; on cherche à l'épargner quand ses services deviennent plus coûteux (20)."

Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d'os. Les preuves à l'appui ? C'est par centaines qu'on peut les fournir. Dans la filature, le métier renvideur ("self acting mule") fut inventé et appliqué à Manchester, parce que les fileurs se refusaient à travailler aussi longtemps qu'auparavant.

En Amérique, la machine envahit toutes les branches de la production agricole, depuis la fabrication du beurre jusqu'au sarclage des blés: pourquoi ? Parce que l'Américain, libre et paresseux. aimerait mieux mille morts que la vie bovine du paysan français. Le labourage, si pénible en notre glorieuse France, si riche en courbatures, est, dans l'Ouest américain, un agréable passe-temps au grand air que l'on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe.

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Chapitre IV : A nouvel air, chanson nouvelle

Si, en diminuant les heures de travail, on conquiert à la production sociale de nouvelles forces mécaniques, en obligeant les ouvriers à consommer leurs produits, on conquerra une immense armée de forces de travail. La bourgeoisie, déchargée alors de sa tâche de consommateur universel, s'empressera de licencier la cohue de soldats, de magistrats, de figaristes, de proxénètes, etc., qu'elle a retirée du travail utile pour l'aider à consommer et à gaspiller. C'est alors que le marché du travail sera débordant, c'est alors qu'il faudra une loi de fer pour mettre l'interdit sur le travail: il sera impossible de trouver de la besogne pour cette nuée de ci-devant improductifs, plus nombreux que les poux des bois. Et après eux il faudra songer à tous ceux qui pourvoyaient à leurs besoins et goûts futiles et dispendieux. Quand il n'y aura plus de laquais et de généraux à galonner, plus de prostituées libres et mariées à couvrir de dentelles, plus de canons à forer, plus de palais à bâtir, il faudra, par des lois sévères, imposer aux ouvrières et ouvriers en passementeries, en dentelles, en fer, en bâtiments, du canotage hygiénique et des exercices chorégraphiques pour le rétablissement de leur santé et le perfectionnement de la race. Du moment que les produits européens consommés sur place ne seront pas transportés au diable, il faudra bien que les marins, les hommes d'équipe, les camionneurs s'assoient et apprennent à se tourner les pouces. Les bienheureux Polynésiens pourront alors se livrer à l'amour libre sans craindre les coups de pied de la Vénus civilisée et les sermons de la morale européenne.

Il y a plus. Afin de trouver du travail pour toutes les non-valeurs de la société actuelle, afin de laisser l'outillage industriel se développer indéfiniment, la classe ouvrière devra, comme la bourgeoisie, violenter ses goûts abstinents, et développer indéfiniment ses capacités consommatrices. Au lieu de manger par jour une ou deux onces de viande coriace, quand elle en mange, elle mangera de joyeux biftecks d'une ou deux livres; au lieu de boire modérément du mauvais vin, plus catholique que le pape, elle boira à grandes et profondes rasades du bordeaux, du bourgogne, sans baptême industriel, et laissera l'eau aux bêtes. Les prolétaires ont arrêté en leur tête d'infliger aux capitalistes des dix heures de forge et de raffinerie; là est la grande faute, la cause des antagonismes sociaux et des guerres civiles. Défendre et non imposer le travail, il le faudra. Les Rothschild, les Say seront admis à faire la preuve d'avoir été, leur vie durant, de parfaits vauriens; et s'ils jurent vouloir continuer à vivre en parfaits vauriens, malgré l'entraînement général pour le travail, ils seront mis en carte et, à leurs mairies respectives, ils recevront tous les matins une pièce de vingt francs pour leurs menus pl

aisirs. Les discordes sociales s'évanouiront. Les rentiers, les capitalistes, tout les premiers, se rallieront au parti populaire, une fois convaincus que, loin de leur vouloir du mal, on veut au contraire les débarrasser du travail de surconsommation et de gaspillage dont ils ont été accablés dès leur naissance. Quant aux bourgeois incapables de prouver leurs titres de vauriens, on les laissera suivre leurs instincts: il existe suffisamment de métiers dégoûtants pour les caser -Dufaure nettoierait les latrines publiques; Galliffet chourinerait les cochons galeux et les chevaux forcineux; les membres de la commission des grâces, envoyés à Poissy, marqueraient les boeufs et les moutons à abattre; les sénateurs, attachés aux pompes funèbres, joueraient les croque-morts. Pour d'autres, on trouverait des métiers à portée de leur intelligence. Lorgeril, Broglie, boucheraient les bouteilles de champagne, mais on les musellerait pour les empêcher de s'enivrer; Ferry, Freycinet, Tirard détruiraient les punaises et les vermines des ministères et autres auberges publiques. Il faudra cependant mettre les deniers publics hors de la portée des bourgeois, de peur des habitudes acquises.

Mais dure et longue vengeance on tirera des moralistes qui ont perverti l'humaine nature, des cagots, des cafards, des hypocrites "et autres telles sectes de gens qui se sont déguisés pour tromper le monde. Car donnant entendre au populaire commun qu'ils ne sont occupés sinon à contemplation et dévotion, en jeusnes et mascération de la sensualité, sinon vrayement pour sustenter et alimenter la petite fragilité de leur humanité: au contraire font chière. Dieu sait qu'elle ! "et Curios simulant sed Bacchanalia vivunt" (21). Vous le pouvez lire en grosse lettre et enlumineure de leurs rouges muzeaulx et ventre à poulaine, sinon quand ils se parfument de souphlre (22)".

Aux jours de grandes réjouissances populaires, où, au lieu d'avaler de la poussière comme aux 15 août et aux 14 juillet du bourgeoisisme, les communistes et les collectivistes feront aller les flacons, trotter les jambons et voler les gobelets, les membres de l'Académie des sciences morales et politiques, les prêtres à longue et courte robe de l'église économique, catholique, protestante, juive, positiviste et libre penseuse, les propagateurs du malthusianisme et de la morale chrétienne, altruiste, indépendante ou soumise, vêtus de jaune, tiendront la chandelle à s'en brûler les doigts et vivront en famine auprès des femmes galloises et des tables chargées de viandes, de fruits et de fleurs, et mourront de soif auprès des tonneaux débondés. Quatre fois l'an, au changement des saisons, ainsi que les chiens des rémouleurs, on les enfermera dans les grandes roues et pendant dix heures on les condamnera à moudre du vent. Les avocats et les légistes subiront la même peine.

En régime de paresse, pour tuer le temps qui nous tue seconde par seconde, il y aura des spectacles et des représentations théâtrales toujours et toujours; c'est de l'ouvrage tout trouvé pour nos bourgeois législateurs. On les organisera par bandes courant les foires et les villages, donnant des représentations législatives. Les généraux, en bottes à l'écuyère, la poitrine chamarrée d'aiguillettes, de crachats, de croix de la Légion d'honneur, iront par les rues et les places, racolant les bonnes gens. Gambetta et Cassagnac, son compère, feront le boniment de la porte. Cassagnac, en grand costume de matamore, roulant des yeux, tordant la moustache, crachant de l'étoupe enflammée, menacera tout le monde du pistolet de son père et s'abîmera dans un trou dès qu'on lui montrera le portrait de Lullier; Gambetta discourra sur la politique étrangère, sur la petite Grèce qui l'endoctorise et mettrait l'Europe en feu pour filouter la Turquie; sur la grande Russie qui le stultifie avec la compote qu'elle promet de faire avec la Prusse et qui souhaite à l'ouest de l'Europe plaies et bosses pour faire sa pelote à l'Est et étrangler le nihilisme à l'intérieur; sur M. de Bismarck, qui a été assez bon pour lui permettre de se prononcer sur l'amnistie... puis, dénudant sa large bedaine peinte aux trois couleurs, il battra dessus le rappel et énumérera les délicieuses petites bêtes, les ortolans, les truffes, les verres de margaux et d'yquem qu'il y a engloutonnés pour encourager l'agriculture et tenir en liesse les électeurs de Belleville.

Dans la taraque, on débutera par la "Farce électorale".

Devant les électeurs, à têtes de bois et oreilles d'âne, les candidats bourgeois, vêtus en paillasses, danseront la danse des libertés politiques, se torchant la face et la postface avec leurs programmes électoraux aux multiples promesses, et parlant avec des larmes dans les yeux des misères du peuple et avec du cuivre dans la voix des gloires de la France; et les têtes des électeurs de braire en choeur et solidement: hi han ! hi han !

Puis commencera la grande pièce: "Le Vol des biens de la nation".

filature-mecanique0.jpgLa France capitaliste, énorme femelle, velue de la face et chauve du crâne, avachie, aux chairs flasques, bouffies, blafardes, aux yeux éteints, ensommeillée et bâillant, s'allonge sur un canapé de velours; à ses pieds, le Capitalisme industriel, gigantesque organisme de fer, à masque simiesque, dévore mécaniquement des hommes, des femmes, des enfants dont les cris lugubres et déchirants emplissent l'air; la Banque à museau de fouine, à corps d'hyène et mains de harpie, lui dérobe prestement les pièces de cent sous de la poche. Des hordes de misérables prolétaires décharnés, en haillons, escortés de gendarmes, le sabre au clair, chassés par des furies les cinglant avec les fouets de la faim, apportent aux pieds de la France capitaliste des monceaux de marchandises, des barriques de vin, des sacs d'or et de blé. Langlois, sa culotte d'une main, le testament de Proudhon de l'autre, le livre du budget entre les dents, se campe à la tête des défenseurs des biens de la nation et monte la garde. Les fardeaux déposés, à coups de crosse et de baïonnette, ils font chasser les ouvriers et ouvrent la porte aux industriels, aux commerçants et aux banquiers. Pêle-mêle, ils se précipitent sur le tas, avalant des cotonnades, des sacs de blé, des lingots d'or, vidant des barriques; n'en pouvant plus, sales, dégoûtants, ils s'affaissent dans leurs ordures et leurs vomissements... Alors le tonnerre éclate, la terre s'ébranle et s'entrouvre, la Fatalité historique surgit; de son pied de fer elle écrase les têtes de ceux qui hoquettent, titubent, tombent et ne peuvent plus fuir, et de sa large main elle renverse la France capitaliste, ahurie et suante de peur.

Si, déracinant de son coeur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les "Droits de l'homme", qui ne sont que les droits de l'exploitation capitaliste, non pour réclamer le "Droit au travail", qui n'est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d'airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d'allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers... Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ?

Comme le Christ, la dolente personnification de l'esclavage antique, les hommes, les femmes, les enfants du Prolétariat gravissent péniblement depuis un siècle le dur calvaire de la douleur: depuis un siècle, le travail forcé brise leurs os, meurtrit leurs chairs, tenaille leurs nerfs; depuis un siècle, la faim tord leurs entrailles et hallucine leurs cerveaux !... Ô Paresse, prends pitié de notre longue misère ! Ô Paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines !

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Chapitre V : Appendice

Nos moralistes sont gens bien modestes; s'ils ont inventé le dogme du travail, ils doutent de son efficacité pour tranquilliser l'âme, réjouir l'esprit et entretenir le bon fonctionnement des reins et autres organes; ils veulent en expérimenter l'usage sur le populaire "in anima vili", avant de le tourner contre les capitalistes, dont ils ont mission d'excuser et d'autoriser les vices.

Mais, philosophes à quatre sous la douzaine, pourquoi vous battre ainsi la cervelle à élucubrer une morale dont vous n'osez conseiller la pratique à vos maîtres ? Votre dogme du travail, dont vous faites tant les fiers, voulez-vous le voir bafoué, honni ? Ouvrons l'histoire des peuples antiques et les écrits de leurs philosophes et de leurs législateurs.

" Je ne saurais affirmer, dit le père de l'histoire, Hérodote, si les Grecs tiennent des Égyptiens le mépris qu'ils font du travail, parce que je trouve le même mépris établi parmi les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens; en un mot parce que chez la plupart des barbares, ceux qui apprennent les arts mécaniques et même leurs enfants sont regardés comme les derniers des citoyens... Tous les Grecs ont été élevés dans ces principes, particulièrement les Lacédémoniens (23)."

"À Athènes, les citoyens étaient de véritables nobles qui ne devaient s'occuper que de la défense et de l'administration de la communauté, comme les guerriers sauvages dont ils tiraient leur origine. Devant donc être libres de tout leur temps pour veiller, par leur force intellectuelle et corporelle, aux intérêts de la République, ils chargeaient les esclaves de tout travail. De même à Lacédémone, les femmes mêmes ne devaient ni filer ni tisser pour ne pas déroger à leur noblesse (24)."

Les Romains ne connaissaient que deux métiers nobles et libres, l'agriculture et les armes; tous les citoyens vivaient de droit aux dépens du Trésor, sans pouvoir être contraints de pourvoir à leur subsistance par aucun des "sordidoe artes" (ils désignaient ainsi les métiers) qui appartenaient de droit aux esclaves. Brutus, l'ancien, pour soulever le peuple, accusa surtout Tarquin, le tyran, d'avoir fait des artisans et des maçons avec des citoyens libres (25).

Les philosophes anciens se disputaient sur l'origine des idées, mais ils tombaient d'accord s'il s'agissait d'abhorrer le travail.

"La nature, dit Platon, dans son utopie sociale, dans sa "République" modèle, la nature n'a fait ni cordonnier, ni forgeron; de pareilles occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires, misérables sans nom qui sont exclus par leur état même des droits politiques. Quant aux marchands accoutumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit. S'il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La punition sera double à chaque récidive (26)."

Dans son "Économique", Xénophon écrit:

"Les gens qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés aux charges, et on a bien raison. La plupart, condamnés à être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver un feu continuel, ne peuvent manquer d'avoir le corps altéré et il est bien difficile que l'esprit ne s'en ressente."

"Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique ? professe Cicéron, et qu'est-ce que le commerce peut produire d'honnête ? Tout ce qui s'appelle boutique est indigne d'un honnête homme [...], les marchands ne pouvant gagner sans mentir, et quoi de plus honteux que le mensonge ! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie; car quiconque donne son travail pour de l'argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves (27)."

Prolétaires, abrutis par le dogme du travail, entendez-vous le langage de ces philosophes, que l'on vous cache avec un soin jaloux: un citoyen qui donne son travail pour de l'argent se dégrade au rang des esclaves, il commet un crime, qui mérite des années de prison. La tartuferie chrétienne et l'utilitarisme capitaliste n'avaient pas perverti ces philosophes des Républiques antiques; professant pour des hommes libres, ils parlaient naïvement leur pensée. Platon, Aristote, ces penseurs géants, dont nos Cousin, nos Caro, nos Simon ne peuvent atteindre la cheville qu'en se haussant sur la pointe des pieds, voulaient que les citoyens de leurs Républiques idéales vécussent dans le plus grand loisir, car, ajoutait Xénophon, "le travail emporte tout le temps et avec lui on n'a nul loisir pour la République et les amis". Selon Plutarque, le grand titre de Lycurgue, "le plus sage des hommes" à l'admiration de la postérité, était d'avoir accordé des loisirs aux citoyens de la République en leur interdisant un métier quelconque (28).

Mais, répondront les Bastiat, Dupanloup, Beaulieu et compagnie de la morale chrétienne et capitaliste, ces penseurs, ces philosophes préconisaient l'esclavage. -Parfait, mais pouvait- il en être autrement, étant donné les conditions économiques et politiques de leur époque ? La guerre était l'état normal des sociétés antiques; l'homme libre devait consacrer son temps à discuter les affaires de l'État et à veiller à sa défense; les métiers étaient alors trop primitifs et trop grossiers pour que, les pratiquant, on pût exercer son métier de soldat et de citoyen; afin de posséder des guerriers et des citoyens, les philosophes et les législateurs devaient tolérer les esclaves dans les Républiques héroïques. -Mais les moralistes et les économistes du capitalisme ne préconisent-ils pas le salariat, l'esclavage moderne ? Et à quels hommes l'esclavage capitaliste fait-il des loisirs ? -À des Rothschild, à des Schneider, à des Mme Boucicaut, inutiles et nuisibles esclaves de leurs vices et de leurs domestiques.

"Le préjugé de l'esclavage dominait l'esprit de Pythagore et d'Aristote", a-t-on écrit dédaigneusement; et cependant Aristote prévoyait que "si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d'oeuvre de Dédale se mouvaient d'eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d'elles-mêmes, le chef d'atelier n'aurait plus besoin d'aides, ni le maître d'esclaves".

Le rêve d'Aristote est notre réalité. Nos machines au souffle de feu, aux membres d'acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d'elles- mêmes leur travail sacré; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l'humanité, le Dieu qui rachètera l'homme des "sordidoe artes" et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté.

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Notes :

 

1. Descartes, Les Passions de l'âme.

2. Docteur Beddoe, Memoirs of the Anthropological Society; Charles Darwin, Descent of Man. 

3. Les explorateurs européens s'arrêtaient étonnés devant la beauté physique et la fière allure des hommes des peuplades primitives, non souillés par ce que Pæppig appelait le "souffle empoisonné de la civilisation". Parlant des aborigènes des îles océaniennes, lord George Campbell écrit: "il n'y a pas de peuple au monde qui frappe davantage au premier abord. Leur peau unie et d'une teinte légèrement cuivrée, leurs cheveux dorés et bouclés, leur belle et joyeuse figure, en un mot toute leur personne, formaient un nouvel et splendide échantillon du "genus homo"; leur apparence physique donnait l'impression d'une race supérieure à la nôtre." Les civilisés de l'ancienne Rome, les César, les Tacite, contemplaient avec la même admiration les Germains des tribus communistes qui envahissaient l'Empire romain. - Ainsi que Tacite, Salvien, le prêtre du Ve siècle, qu'on surnommait le "maître des évêques", donnait les barbares en exemple aux civilisés et aux chrétiens: "Nous sommes impudiques au milieu des barbares, plus chastes que nous. Bien plus, les barbares sont blessés de nos impudicités, les Goths ne souffrent pas qu'il y ait parmi eux des débauchés d e leur nation; seuls au milieu d'eux, par le triste privilège de leur nationalité et de leur nom, les Romains ont le droit d'être impurs. [La pédérastie était alors en grande mode parmi les païens et les chrétiens...] Les opprimés s'en vont chez les barbares chercher de l'humanité et un abri." (De Gubernatione Dei.) La vieille civilisation et le christianisme vieilli et la moderne civilisation capitaliste corrompent les sauvages du nouveau monde.

M. F. Le Play, dont on doit reconnaître le talent d'observation, alors même que l'on rejette ses conclusions sociologiques, entachées de prudhommisme philanthropique et chrétien, dit dans son livre Les Ouvriers européens (1885) : "La propension des Bachkirs pour la paresse [les Bachkirs sont des pasteurs semi-nomades du versant asiatique de l'Oural]; les loisirs de la vie nomade, les habitudes de méditation qu'elles font naître chez les individus les mieux doués communiquent souvent à ceux-ci une distinction de manières, une finesse d'intelligence et de jugement qui se remarquent rarement au même niveau social dans une civilisation plus développée... Ce qui leur répugne le plus, ce sont les travaux agricoles; ils font tout plutôt que d'accepter le métier d'agriculteur." L'agriculture est, en effet, la première manifestation du travail servile dans l'humanité. Selon la tradition biblique, le premier criminel, Caïn, est un agriculteur. 

4. Le proverbe espagnol dit: "Descansar es salud" (Se reposer est santé). 

5. "Ô Mélibée, un Dieu nous a donné cette oisiveté", Virgile, Bucoliques. 

6. Évangile selon saint Matthieu, chap. VI. 

7. Au premier congrès de bienfaisance tenu à Bruxelles, en 1857, un des plus riches manufacturiers de Marquette, près de Lille, M. Scrive, aux applaudissements des membres du congrès, racontait, avec la plus noble satisfaction d'un devoir accompli: "Nous avons introduit quelques moyens de distraction pour les enfants. Nous leur apprenons à chanter pendant le travail, à compter également en travaillant: cela les distrait et leur fait accepter avec courage "ces douze heures de travail qui sont nécessaires pour leur procurer des moyens d'existence."" -Douze heures de travail, et quel travail ! imposées à des enfants qui n'ont pas douze ans ! -Les matérialistes regretteront toujours qu'il n'y ait pas un enfer pour y clouer ces chrétiens, ces philanthropes, bourreaux de l'enfance.

8. Discours prononcé à la Société internationale d'études pratiques d'économie sociale de Paris, en mai 1863, et publié dans L'Economiste français de la même époque.

9. L.-R. Villermé, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie, 1848. Ce n'était pas parce que les Dollfus, les Koechlin et autres fabricants alsaciens étaient des républicains, des patriotes et des philanthropes protestants qu'ils traitaient de la sorte leurs ouvriers; car Blanqui, l'académicien Reybaud, le prototype de Jérôme Paturot, et Jules Simon, le maître Jacques politique, ont constaté les mêmes aménités pour la classe ouvrière chez les fabricants très catholiques et très monarchiques de Lille et de Lyon. Ce sont là des vertus capitalistes s'harmonisant à ravir avec toutes les convictions politiques et religieuses.

10. Les Indiens des tribus belliqueuses du Brésil tuent leurs infirmes et leurs vieillards; ils témoignent leur amitié en mettant fin à une vie qui n'est plus réjouie par des combats, des fêtes et des danses. Tous les peuples primitifs ont donné aux leurs ces preuves d'affection: les Massagètes de la mer Caspienne (Hérodote), aussi bien que les Wens de l'Allemagne et les Celtes de la Gaule. Dans les églises de Suède, dernièrement encore, on conservait des massues dites "massues familiales", qui servaient à délivrer les parents des tristesses de la vieillesse. Combien dégénérés sont les prolétaires modernes pour accepter en patience les épouvantables misères du travail de fabrique !

11. Au Congrès industriel tenu à Berlin le 21 janvier 1879, on estimait à 568 millions de francs la perte qu'avait éprouvée l'industrie du fer en Allemagne pendant la dernière crise.

12. "La Justice", de M. Clemenceau dans sa partie financière, disait le 6 avril 1880: "Nous avons entendu soutenir cette opinion que, à défaut de la Prusse, les milliards de la guerre de 1870 eussent été "également perdus" pour la France, et ce, sous forme d'emprunts périodiquement émis pour l'équilibre des budgets étrangers; telle est également notre opinion." On estime à cinq milliards la perte des capitaux anglais dans les emprunts des Républiques de l'Amérique du Sud. Les travailleurs français ont non seulement produit les cinq milliards payés à M. Bismarck; mais ils continuent à servir les intérêts de l'indemnité de guerre aux Ollivier, aux Girardin, aux Bazaine et autres porteurs de titres de rente qui ont amené la guerre et la déroute. Cependant il leur reste une fiche de consolation: ces milliards n'occasionneront pas de guerre de recouvrement.

13. Sous l'Ancien Régime, les lois de l'Église garantissaient au travailleur 90 jours de repos (52 dimanches et 38 jours fériés) pendant lesquels il était strictement défendu de travailler. C'était le grand crime du catholicisme, la cause principale de l'irréligion de la bourgeoisie industrielle et commerçante. Sous la Révolution, dès qu'elle fut maîtresse, elle abolit les jours fériés et remplaça la semaine de sept jours par celle de dix. Elle affranchit les ouvriers du joug de l'Église pour mieux les soumettre au joug du travail.

La haine contre les jours fériés n'apparaît que lorsque la moderne bourgeoisie industrielle et commerçante prend corps, entre les XVe et XVIe siècles. Henri IV demanda leur réduction au pape ; il refusa parce que "l'une des hérésies qui courent le jourd'hui, est touchant les fêtes" (lettre du cardinal d'Ossat). Mais, en 1666, Péréfixe, archevêque de Paris, en supprima 17 dans son diocèse. Le protestantisme, qui était la religion chrétienne, accommodée aux nouveaux besoins industriels et commerciaux de la bourgeoisie, fut moins soucieux du repos populaire; il détrôna au ciel les saints pour abolir sur terre leurs fêtes.

La réforme religieuse et la libre pensée philosophique n'étaient que des prétextes qui permirent à la bourgeoisie jésuite et rapace d'escamoter les jours de fête du populaire.

14. Ces fêtes pantagruéliques duraient des semaines. Don Rodrigo de Lara gagne sa fiancée en expulsant les Maures de Calatrava la vieille, et le "Romancero" narre que:

"Las bodas fueron en Burgos, Las tornabodas en Salas: En bodas y tornabodas Pasaron siete semanas Tantas vienen de las gentes, Que no caben por las plazas..."

(Les noces furent à Burgos, les retours de noces à Salas: en noces et retours de noces, sept semaines passèrent; tant de gens accourent que les places ne peuvent les contenir. . . ).

Les hommes de ces noces de sept semaines étaient les héroïques soldats des guerres de l'indépendance.

15. Karl Marx, Le Capital, livre premier, ch. XV, § 6.

16. "La proportion suivant laquelle la population d'un pays est employée comme domestique au service des classes aisées, indique son progrès en richesse nationale et en civilisation." (R. M. Martin Ireland before and after the Union, 1818.) Gambetta, qui niait la question sociale, depuis qu'il n'était plus l'avocat nécessiteux du Café Procope, voulait sans doute parler de cette classe domestique sans cesse grandissante quand il réclamait l'avènement des nouvelles couches sociales.

17. Deux exemples : le gouvernement anglais, pour complaire aux pays indiens qui, malgré les famines périodiques désolant le pays, s'entêtent à cultiver le pavot au lieu du riz ou du blé, a dû entreprendre des guerres sanglantes, afin d'imposer au gouvernement chinois la libre introduction de l'opium indien. Les sauvages de la Polynésie, malgré la mortalité qui en fut la conséquence, durent se vêtir et se saouler à l'anglaise, pour consommer les produits des distilleries de l'Écosse et des ateliers de tissage de Manchester.

18. Paul Leroy-Beaulieu, La Question ouvrière au XIVe siècle, 1872.

19. Voici, d'après le célèbre statisticien R. Giffen, du Bureau de statistique de Londres, la progression croissante de la richesse nationale de l'Angleterre et de l'Irlande: en 1814, elle était de 55 milliards de francs; en 1865, elle était de 162,5 milliards de francs, en 1875, elle était de 212,5 milliards de francs.

20. Louis Reybaud, Le Coton, son régime, ses problèmes, 1863.

21. "Ils simulent des Curius et vivent comme aux 'Bacchanales'." (Juvénal).

22. Pantagruel, livre II, chap. LXXIV.

23. Hérodote, t. ll, trad. Larcher, 1876.

24. Biot, De l'abolition de l'esclavage ancien en Occident, 1840.

25. Tite-Live, livre premier.

28. Platon, République, V, et les Lois, III; Aristote, Politique, II et VII; Xénophon, Economique, IV et VI; Plutarque, Vie de Lycurgue.

La-paresse---Valloton---1896-copie-1.jpg


Liens vers Le Droit à la paresse

 

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3 juin 2012 7 03 /06 /juin /2012 09:24

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Hier Jean-Claude Michéa était l'invité de l'émission Réplique, pour une causerie passionnante  autour de son dernier essai, Le Complexe d'Orphée, sous-titré la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès.

 

La transcription étant un art fastidieux, sachant que l'émission est podcastable toute la semaine sur France-Culture et écoutable pendant cinq semaines sur le site de l'émission, je me contenterai ici, en guise de mise en bouche, d'indiquer quelques repères et de reprendre seuls deux ou trois passages de manière exhaustive.

 

Par ailleurs, voici quelques liens vers d'anciens billets autour du travail de Jean-Claude Michéa :

 

Les riches et le défaut d'éthique ; la common decency au crible de la science
Jean-Claude Michéa : Le complexe d'Orphée, la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès
Jean-Claude Michéa - Le nomade "Attalien' où la nouvelle gauche kérozène
Jean-Claude Michéa - L'empire du moindre mal

 

Quelques jalons

Ce ne sont là que quelques notes prises sur le fil de la discussion ; forcément partielles, incomplètes et rédigées dans un style télégraphique ; invite, je l'espère à aller écouter l'émission en son entier, afin d'en tirer tout le miel.

 

Critique de l'idéologie du progressisme :
Critique de l'idée de progrès, vu comme le sens de l'histoire, inéluctable et irréversible (La globalisation, par exemple, dans ce schéma se présente comme un phénomène devant lequel tout choix est impossible).

 

Progressisme & libéralisme - Hobbes et l'absolutisme :
Deux réponses modernes (suite aux guerres de religion) - Volonté de neutraliser l'idéologie (politique axiologiquement neutre). Objectif : déloger l'ancienne main invisible de l'Etat par celle du Marché.

 

Origine du libéralisme moderne :
Le libéralisme, dans son volet économique nait au fond à l'intérieur de Port Royal et des moralistes à la Rochefoucauld
Libéraux : pessimistes anthropologiques (l'homme est mu par son égoïsme, ne voit que son intérêt) auquel se couple un optimisme radical dans le pouvoir de la raison et dans les rapports de l'homme à la nature.

 

 

Common decency :
Sentiment spontané essentiellement répandu chez l'homme ordinaire qu'il y a des choses qui ne se font pas.
(Définition délibérément floue philosophiquement, dira JCl Michéa ; et de s'en expliquer)

 

Passages de l'émission

J'ai choisi deux passages s'ouvrant par des phrases qui m'ont semblé choc :

 


1) Ce premier passage est fort mince ; le second sera plus consistant. Mais je ne pouvais m'empêcher de relever cette phrase avec Brassens.

 

"David Hume, vous lui donnez une guitare et ça fait Georges Brassens".
Hume est un penseur de la limite et de la modération. Néanmoins, son principal souci est de construire une société où chacun soit libre de vivre comme il l'entend ; donc une société dans laquelle le gouvernement des hommes n'exigerait des citoyens aucun modèle de bonne vie.
(....) La mise en œuvre de leurs intentions (Hume, Smith, etc.) déclenche un mécanisme qui leur échappe et se retourne contre eux

 

2) Cette partie fait réponse à une question d'Alain Finkielkraut, et la reprise à son compte par ce dernier de la définition tocquevillienne de la démocratie.

 

"Sur le plan politique les libéraux ne sont pas des démocrates".
(Ils sont), dès Sieyès, clairement critiques de la république et la démocratie ; c'est-à-dire le régime de la souveraineté du peuple comme une des figures possibles de l'absolutisme - Les libéraux reprochent précisément à Rousseau et aux républicains issus de la tradition florentine de se contenter de transférer le pouvoir absolu du roi entre les mains du peuple, ce qui ne fait pas sortir, disent-ils du despotisme. C'est pourquoi la démocratie ne peut pas être un bon régime et doit être remplacée par le régime représentatif (dans le cas de Kant, la république ; et Kant range la démocratie du côté du despotisme). De fait l'histoire politique du libéralisme ne va pas dans le sens d'un pouvoir croissant du peuple sur son propre destin. A tel point que lorsque la Trilatérale en 75 publie le résultat de ses travaux, elle dit que la gouvernabilité des sociétés libérales (des démocraties ans sens tocquevillien du terme) serait beaucoup efficace avec l'apathie des citoyens, qui devraient se contenter d'être des consommateurs. Et par conséquent, le libéral n'est pas un démocrate, sauf si, comme le dit Orwell, on prend le mot démocrate dans le deuxième sens que ce mot à pris après l'accession d'Hitler au pouvoir : c'est-à-dire la défense des libertés individuelles.

 

 

http://www.franceculture.com/emission-l-invite-des-matins-jean-claude-michea-2011-10-06.html

 

Un exemple
Enfin, un exemple concret de ce que peu donner la mise en œuvre du principe libéral dans la vie de tous les jours. (principe libéral : privatisation des valeurs morales, religieuses, philosophiques et autres).  

 france-defiguree   

Un nouveau centre commercial qui défigure un paysage est entrain de se mettre en place. Vous ne pouvez pas faire valoir que le paysage est défiguré, parce qu'on vous ferait valoir en réponse que nous comprenons que votre esthétique personnelle pense que ce bloc de béton est moins beau que la forêt qui existait avant, sauf que c'est une opinion privée et que vous ne pouvez pas faire de cette opinion la règle d'une politique commune. En sorte que, dans cette guerre des dieux que sera le débat sur la beauté ou non de ce bloc de béton, en dernière instance, qu'est-ce qui tranchera ? Le Marché ! Est-ce que ou non le centre commercial va permettre le développement de la croissance locale ? Si oui, il est beau. L'économie et le Marché tiendront lieu de la morale absente.

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11 décembre 2011 7 11 /12 /décembre /2011 08:25

Nietzsche demeure pour moi un insondable mystère.

 

Il y a de cela environ deux ans j’écrivais dans une chronique toute personnelle : « Je suis mal à mon aise  avec la pensée de Nietzsche. Quelque chose d’indistinct, d’informulé qu’il me faudra éplucher et mettre à nu. Voyant d’aucuns, et parmi eux quelques sommités, évacuer d’un mot - ou mieux nier - ce que certaines idées nietzschéennes peuvent avoir d’ambigües, voire de nauséeuses ; les voyant, disais-je, noyer telle sentence ou tel aphorisme dans une complexité artificielle, si bien que toute perplexité se trouve repoussée à une mauvaise lecture de l’œuvre du « Maître », décontexualisée et donc forcément fautive, déviante donc indigne, je m’interroge ». J’ajoutais un peu plus bas, en guise de conclusion provisoire, ce qui m’apparaissait être une saine pharmacopée pour me débarrasser de mon trouble. «…une relecture éclairée. Sans parti pris ni exaltation », voilà ce qui, en bref, il me fallait.

 

friedrich-nietzsche-paul-ree-lou-andreas-salome.jpgJe concède n’avoir, depuis lors, bu la potion qu’à moitié, ne relisant dans les faits qu’une bonne part de ‘Par delà bien et mal’. Rien de plus de Nietzsche lui-même qui, chez moi, ne peut se lire qu’à petites gorgées.
Pour le reste, décidé de me faire une idée plus ferme du philosophe au marteau, je me suis tourné vers la prose, plus ou moins éclairée, de quelques commentateurs (1). Hélas, je ne m’en trouve guère plus avancé.
Sans doute ai-je été mieux inspiré à l’écoute de quelques belles émissions radiophoniques ; ainsi le 20 janvier dernier, lors d’une semaine consacrée à Nietzsche, Raphaël Enthoven recevait Patrick Wotling dans ‘Les nouveaux chemins de la connaissance’ pour  y parler de la critique que Nietzsche adresse aux autres philosophes et à la philosophie.
Je n’oublie pas ici une très salutaire conférence d’Alexandre Lacroix autour de Nietzsche et des hyperboréens, avec, pour support, la première page de l’antéchrist. Il y sera notamment question de l’apollinien et du dionysiaque.

 

 

Nietzsche n’est pas de ces philosophes à la prose desséchée, de ces faiseurs de salmigondis indigestes qui désespèrent le commun. Bref, il n’est pas genre d’homme à noyer la simplicité - voire l’indigence - du propos dans ce que ma probable inculture me fait apparaître comme un pédant verbiage ésotérique. « Si j’avais la pulsion du thésard, écrit Frédéric Schiffter dans Le plafond de Montaigne, je pourrais ergoter sur l’approche sub specie temporis de l’être chez Montaigne ; ou, en jargonnant comme Kant, sur son parti pris de penser le monde à travers un ‘jugement réfléchissant’ – de manière subjective -, au lieu de le subsumer sous les catégorisations d’un ‘jugement déterminant’ – de manière objective. Mais n’ayant qu’un instinct de lecteur, ma thèse est simple : si Montaigne se retire en sa librairie pour écrire, c’est pour continuer ses conversations avec Etienne, son frère, et avec Pierre, son père, tous deux réduits au silence définitif à cinq ans d’intervalle » (2). Voilà magistralement dit ce que m’inspirent ces tanks conceptuels que sont ces épais volumes d’un Heidegger ou encore, par exemple, ces arguties absconses d’un Kant (je n’ai jamais pu, malgré la meilleure volonté, dépasser la moitié de la ‘Critique de la raison pratique’ sans me surprendre à rêvasser à tout autre chose).
Et si un livre me tombe des mains autant passer à autre chose… Quitte à y revenir ultérieurement – ou pas.

 

Mais, histoire de ne point toujours taper sur les mêmes, il me faut reconnaître que Spinoza me fait à peu près le même effet. Cela me désole terriblement, tant ce que j’ai pu entendre au sujet polisseur de lentille me laisse supposer quelques possibles accointances avec sa pensée. Et si célèbre la formule «… les hommes se croient libres, seulement parce qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés » (3), claire et limpide, donne belle matière à méditation, pour le reste la mathématique spinosiste demeure hors de ma portée. Un exemple : « Axiome. 1) La substance existe, en raison de sa nature, antérieurement à tous ses modes (modifications). 2) Les choses qui sont différentes se distinguent les unes des autres, soit réellement, soit modalement. 3) Les choses qui se distinguent réellement, ou bien ont des attributs différents, comme la pensée et l'étendue, ou bien se rapportent à des attributs différents… ». Je vous épargne les quatre autres axiomes qui suivent. En découlent : Proposition I et démonstration. Proposition 2 et démonstration. Etc. Jusqu’au corollaire : « La nature est connue par elle-même et non par quelque autre chose. Elle consiste en une infinité d’attributs dont chacun est infini ou parfait en son genre ; à son essence appartient l’existence, de telle sorte qu’en dehors d’elle il n’est aucune essence ou existence, et ainsi elle coïncide exactement avec l’essence de Dieu, seul glorieux et béni » (4). Au risque de passer pour un cuistre, cette mathématique me tombe littéralement des mains.
« Beaucoup de choses dans le chapitre sur les préjugés des philosophes, au début de ‘Par-delà bien et mal’, à la fois les adversaires, ceux qu’il détruit successivement, Kant, Spinoza, le phtisique et son charlatanisme mathématique – ou géométrique -, Platon évidemment, Epicure même, avec qui il a été plus charitable dans d’autres textes, Liebnitz,… » (5). Me voici donc rassuré.

 

Passant, toute autre est la philosophie anglo-saxonne. Lisible par tous, compréhensible. Il en va de même des philosophes des Lumières. Nietzsche est dans cette veine, la puissance lyrique en plus, ce qui rend peut-être le propos plus immédiatement difficile à appréhender. Qui n’a pas à l’esprit  - ou n’a jamais cité - l’une de ces formules définitives marquant si bien les esprits ? Par exemple : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort ».
Fulgurance de l’aphorisme donc, mais faussement simple – nécéssitant souvent une large culture. Sujet donc aux contresens, aux interprétations, aux appropriations et récupérations de toutes sortes.

 Par-dela-bien-et-mal.jpg

Dans le préface de « Par-delà bien et mal », Nietzsche pose en liminaire : « … la plus durable et la plus dangereuse de toutes les erreurs jusqu’à présent a été l’erreur d’un dogmatique, à savoir l’invention par Platon de l’esprit pur et du bien en soi. (…) Mais le combat contre Platon, ou pour le dire de manière plus intelligible et pour le ‘peuple’, le combat contre l’oppression millénaire de l’Eglise chrétienne – car le christianisme est du platonisme pour le ‘peuple’ » (6). Voilà qui aurait dû me réjouir, lorsque la première fois j’entamais le livre. C’était en août 2000, sur les bords de la baie de Somme. En vrai, je suis passé totalement au travers, faute alors de connaître véritablement Platon (tout ce que j’en savais, c’est qu’il était le plus célèbre philosophe de l’antiquité).
Avec cette manie archiviste qui me pousse à dater, situer et commenter mes lectures je puis aujourd’hui, secouant ma nostalgie, reconstituer à peu près l’historique de cette plongée en terre nietzschéenne. Au-delà de l’anecdote d’ailleurs, ces écueils qui me firent fractionner cette lecture illustrent bien toute difficulté, pour l’ignare ordinaire, à appréhender une œuvre si foisonnante. Et de la mécompréhension au cliché il n’y a pas loin...
« L’arrivée de l’eau, notais-je alors à même le revers de la couverture. Comme une délivrance. Le reflux. Comme un apaisement. Une saison avalée. La nuit. Comme une désespérance. Etal ». Cette année là, je n’ai pas dépassé la centaine de pages. Et ce n’est qu’en septembre 2006 que j’ai repris le livre, y inscrivant assez fier, sous ma vaniteuse et lyrique métaphore marine : « Je n’avais, en 2000, pas les clés de lecture que j’ai à présent… En définitive je suis passé à côté et au travers ». Bien présomptueuse assurance ! Car je n’allais pas me montrer encore à hauteur de la tâche. Enfin, un soir de juillet 2008, une heure avant minuit, je repris sous une impulsion soudaine mon ‘Par-delà bien et mal’ page 204 après y avoir ajouté un nouveau graffiti à la mémoire de ma tante, alors récemment décédée : « Elle avait lu Nietzsche dans sa jeunesse. Et me disait souvent, goguenarde : Il n’y va pas de main morte ! ». Elle ne fut pas pour rien dans ce désir de me frotter une nouvelle fois à Nietzsche. Et cette fois, je suis allé au bout, crayon à la main, sans regretter cette lecture parcellaire…
En suis-je devenu lecteur plus averti ? J’en doute profondément…

 

Dans « Comprendre Nietzsche », Jean Lefranc insiste sur l’ambivalence des notions et des doctrines chez Nietzsche. « L’erreur de beaucoup de nietzschéismes est de ne pas en tenir compte et de chercher à réduire cette ambivalence en invoquant une évolution de la pensée de l’auteur, ou tout simplement un manque de cohérence d’un recueil d’aphorismes à un autre. Il ne resterait plus alors, par un choix unilatéral de ‘valeurs’ qu’à construire une philosophie morale (ou immoraliste), une philosophie politique de Nietzsche aussi simpliste que cohérente, susceptible de provoquer l’enthousiasme ou la réprobation chez nous autres modernes… » (7). Dont acte.

 

Nietzsche penseur ‘intempestif’. Assurément.
Et si ce dernier me reste insaisissable, résistant (et c’est sans doute tant mieux) à ma manie des classifications, je n’en relève pas moins cet extrait de la conclusion du livre de Jean Lefranc (livre assez mal nommé à mon goût) : « Il ne saurait y avoir d’esprit libre sans un certain ‘sens de la distance’ (…) et surtout il ne saurait y avoir d’esprit libre sans probité… » (8). Cela rejoint les propos de Patrick Wotling, tenus dans ‘Les nouveaux chemins’ : « Nietzsche est extrêmement sévère à l’égard des professeurs et des universitaires. Il a choisi lui-même de tourner le dos à cette carrière qu’il avait entamé pourtant brillamment – donc ce n’est pas par dépit qu’il tient ce type de propos – et il est également extrêmement sévère envers les philosophes à cause d’une certaine cécité à l’égard de soi-même et, pour dire les choses de manière plus précise et certainement plus cruelle, un manquant de probité, un manque d’honnêteté intellectuelle, un manque de droiture ou de rigueur intellectuelle, que Nietzsche reproche sans arrêt. C’est le reproche fondamental qu’il adresse en fait aux philosophes… » (9)

 

A craindre qu’il me faille rester sur cette mer incertaine…  


 

  Conférence avec Clément Rosset, Dorian Astor et (hélàs) Ph Sollers

 

 .

 

.
Nietzschze, u voyage philosophique
.

 (1) Je ne puis compter sur les nietzschéens, trop occupés à la défense de leur champion ; ni à ses ennemis, juste préoccupé d’en faire un portrait calamiteux… Qui assez neutre et assez pédagogue ?…

(2) Frédéric Schiffter, Le plafond de Montaigne, p30 –31. Ed Milan 2004.

(3) Spinoza, Ethique, III, 2, scolie.

(4) Spinoza, Court traité, II, appendice.

(5) Raphaël Enthoven, dans les NCC du 20 janvier 2011. (Emission toujours écoutable).

(6) Préface datée de juin 1885. Sils-Maria, Haute-Engadine.

(7) Jean Lefranc, Comprendre Nietzsche, Armand Colin 2003.

(8) Op cité.

 (9) NCC du 20.01.2011 (cf note 5). 

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28 mai 2011 6 28 /05 /mai /2011 09:41

ovide.jpg« Qu’on lise Lucrèce et l’on comprendra ce à quoi Epicure avait fait la guerre : ce n’était pas le paganisme, mais le ‘christianisme’, je veux dire la corruption des âmes par l’idée de faute, de pénitence et d’immortalité. – Il combattait les cultes souterrains – tout le christianisme latent ; en ce temps là, nier l’immortalité était déjà une véritable rédemption. Et Epicure eût été victorieux, tout esprit respectable de l’Empire romain était épicurien : alors parut Saint Paul…. » Telle est l’exergue choisie par Elisabeth de Fontenay pour son introduction de la traduction en prose du De Rerum natura paru aux Belles lettres. Si Nietzsche, emporté par sa verve, surestime dans ce passage de l’antéchrist assez largement l’enthousiasme des romains envers la philosophie du Jardin, attribuer la postérité de la secte chrétienne aux éblouissements hystériques de Paul de Tarse, ce contemporain de Sénèque qui se mit à promettre la résurrection des corps tout ânonnant : « Si les morts ne ressuscitent pas, alors mangeons et buvons car demain nous mourront », est sans doute un peu plus qu’une simple formule rhétorique. Certes il y eut ensuite Constantin et son inénarrable mère pour transformer l’agrégat catholique en religion d’état… Mais c’est une autre histoire, et là n’est pas véritablement le sujet de cette causerie, même si les chemins de traverses se révèlent souvent agréables. 

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Ainsi est-ce une contribution tirée du collectif « Hédonisme. Penser et dire le plaisir dans l’Antiquité et à la Renaissance » dont j’aimerai ici brosser l’esquisse. J’avais déjà évoqué ce recueil, il y a quelques mois, au travers de notes de lectures issues du texte d’André Laks intitulé « Plaisirs cyrénaïques ». La présente étude s’intitule : « aimer et souffrir : quelques réflexions sur la ‘philosophie dans le boudoir’ de l’Ars amatoria’ ». L’auteur en est Carlos Lévy.

 

Si la matière première se trouve être ici l’œuvre fameuse d’Ovide, L’art d’aimer, il ne s’agit pas pour autant d’un commentaire ou d’une exégèse de ce monument de l’an 1, mais plutôt une mise en perspective ; voire même une mise en relation de l’Ars amatoria  avec le poème de Lucrèce, et, d’une manière plus générale, avec la philosophie épicurienne. « L’art d’Ovide a été depuis toujours considéré comme un joyau d’impertinence libertine (…). Du coup, les études ont fleuri sur ces aspects, sans que l’on se pose la question de savoir quelle relation une telle œuvre pouvait avoir à la philosophie ».
Plantons le décor : l’auteur du De Rerum natura est mort depuis 55 Av JC, et un peu d’épicurisme survit dans Horace. Quant à Ovide, il est né en 43 Av JC. Et lorsque s’égrènent les premières secondes de notre calendrier, il jouit depuis long d’une grande notoriété à Rome grâce à ses recueils de poèmes. Mais, par un jour de novembre de l’an 8, un coup de théâtre s’en vient obscurcir d’un coup l’horizon du poète latin. Auguste, pour d’obscures motifs, vient de décréter son exil. On a beaucoup glosé à ce sujet. Parmi les hypothèses avancées pour cette mise à l’écart, d’aucuns évoquent le prétexte de pornographie, tandis que d’autres plaident pour des intrigues de palais jamais éclaircies. Quoi qu’il en soit, malgré la mort d’Auguste en 14, il ne sera pas rappelé à Rome et mourra en 17 à Tomis, sur les rives occidentales de la Mer Noire.

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Revenons sur les rives de l’Ars amatoria. L’ouvrage se compose de trois livres rédigés en vers, et constitue un véritable manuel de séduction et de savoir jouir. Mais au-delà d’une lecture qui insiste « sur le sourire, la grâce, la parodie (se découvre) le projet et même le pari d’Ovide : construire un système pour penser l’homme et le monde à partir des principes unanimement refusés par les philosophes. Il y a donc chez lui,  un effort de subversion radicale de la philosophie, aboutissant à une ‘philosophie dans le boudoir’ avant la lettre, dans laquelle une anthropologie fondée sur un plaisir bien différent de celui que l’on trouve chez Epicure, et même chez les cyrénaïques, aboutit à un art de vivre où la douleur revêt un sens nouveau ».

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Si pour Lucrèce, l’humanité est la seule à connaître une histoire évolutive, et s’il montre «  comment les être humains passent de la voluptas de l’accouplement primitif à d’autres formes de ce même principe » pour Ovide, « l’élément unique de référence est l’acte sexuel, c’est en lui seul qu’il faut chercher la source possible d’une moins grande inhumanité ». Bref « il s’en tient au constat initial, l’homme, comme l’animal, est un être pour l’accouplement : ‘L’oiseau a une femelle à aimer. Le poisson femelle trouve au milieu des eaux avec qui goûter la joie de s’unir. La biche recherche le mâle de sa race…’ »

 

« Ovide joue, d’une certaine manière, Lucrèce contre Lucrèce. Dans son évocation des origines de l’humanité, il rétablit les droits de la Vénus chantée au début de De rerum natura, celle sans laquelle ‘rien ne se fait d’aimable ou de joyeux’ ». (…) « Ce qu’Ovide reproche implicitement à Lucrèce, c’est de ne pas avoir conservé cette orientation tout au long de son poème ».

 

« L’homme, (…) disent les épicuriens, recherche le plaisir et fuit la douleur, d’où la nécessité du ‘sage calcul’ qui permettra de déterminer le maximum de plaisir et le minimum de douleur. Inacceptable, répond Ovide, car on ne renonce pas au plaisir de la séduction et de la possession parce qu’il comporte de la souffrance ». Intéressante confrontation… On pourrait rétorquer ici que la théorie des calculs des plaisirs et des déplaisirs peut être tout à fait activée, et justifier le comportement de tel estimant le plaisir de la séduction bien supérieur à la douleur de l’échec. Mais si l’homo oeconomicus n’existe que dans la tête des économistes d’obédience néo-classiques, l’homo calculus n’existe pas davantage. Restera toujours, et c’est heureux, cette part d’irrationnel échappant à l’algèbre le mieux borné. Ainsi, au final, les deux  thèses ont leur part de vérité – et c’est fort bien comme ça. Tout plus, pourrions nous avec Lucrèce conseiller de se garder de la drogue de la passion. Et demeurer dans le ludique et l’immanent….

 

dynoriginal_p.jpgOvide, à sa manière, intègre la complexité des sentiments et des relations humaines ; il se dégage, en quelque sorte, de ce monde ‘idéal’ peint par les philosophes du Jardin pour se frotter au monde tel qu’il va. D’évidence, ce vocable tiré du répertoire platonicien sied mal aux philosophies matérialistes. Mais reconnaissons qu’il y a tout de même du sophisme dans cette belle profession de foi déclinée dans le quadruple remède, à savoir que la « mort n’est rien pour nous » ; qu’il n’y a donc à craindre d’elle. Or, chacun sait, sauf, peut être s’il est un sage accompli, que cela ne fonctionne pas - et comment ne pas s’effrayer devant l’abîme ouvert béant sous nos pas ? Ce néant éternel dont nous ne pouvons nous consoler. De même, «l’important est de se débarrasser de l’illusion philosophique que l’on pourrait maîtriser la douleur, s’en libérer ». Et « s’adressant à Didon et à Ariane, Ovide leur déclare : ‘ce qui a causé votre perte, je vais vous le dire : vous ne saviez pas aimer’. Qu’est-ce donc que ‘savoir aimer’ ? c’est conjuguer une éthique du plaisir et une esthétique de la douleur ».

 

Baudelaire disait que « le vin rend l’œil plus clair et l'oreille plus fine ». La transcription ovidienne de ce vers en est sans doute: le vin « prépare les cœurs et les rend aptes aux ardeurs amoureuses’».
L’Ars amatoria, œuvre ludique et impertinente. Assurément. Provocation s’adressant « à la philosophie dont la politique augustéenne – d’inspiration en partie cicéronienne – semble n’être qu’une émanation aux yeux du poète ». Mais au terme de cette stimulante étude de Carlos Lévy, comment ne pas acquiescer aussi à cette fonction d’ébranlement des certitudes, à « ce refus radical du consensus sur la passion, sur la douleur, et même sur le plaisir, de ceux que Sade qualifiera de ‘froids et plats moralistes’ » ?

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17 avril 2011 7 17 /04 /avril /2011 10:24

Philo de notre temps 

   

Exhumé d’une pile de livre en déshérence sous la poussière, cet ouvrage collectif placé sous la direction de Jean-François Dortier, paru en 2000 aux éditions Sciences Humaines a occupé, ces jours derniers, mes heures dilettantes de la plus belle manière.

En voici donc qu’un bel ouvrage de synthèse, et à ce titre à mettre sans hésiter entre toutes les mains, et particulièrement celles des élèves préparant l’épreuve de philosophie en classe de terminale. Loin d’en gâcher la lecture d’ailleurs, cette décennie de sommeil offre de fort belles perspectives ; comme, par exemple, renseigner sur l’évolution de nos préoccupations éthiques et philosophiques depuis lors. Ainsi l’absence de chapitre consacré à l’écologie (le sujet ne se trouve pas même abordé du tout(1) ) est tout à fait symptomatique de cet état de fait.

 

Philosophies de notre temps est architecturé de manière fort didactique, avec en annexe, outre la bibliographie générale, l’index thématique et celui des noms de personnes, un très utile lexique de mots clés qui regroupe aussi bien la présentation intellectuelle des penseurs abordés dans l’ouvrage, que l’explication des principaux concepts et courants de pensées majeurs du XXe siècle (l’école de Francfort par exemple).

 

Sur le fond, l’ouvrage est organisé par thème (philosophie morale, philosophie des sciences, philosophie et politique, etc.) et dans chacun d’entre eux y alternent, après une brève présentation, les contributions des membres du collectif et des entretiens avec des personnalités du monde des idées, toutes tirés de numéros situés grosso modo entre 1991 et 1999 du magazine Sciences humaines. On y lira notamment avec profit, entre autre, les causeries avec André Comte-Sponville, Jean-Pierre Dupuy ou Robert Misrahi. Le résultat en est un panorama assez exhaustif de la pensée contemporaine, telle qu’arrêtée aux années 2000. C’est un ensemble fort agréable à lire, suscitant souvent l’envie salutaire d’approfondir les sujets qui nous intéressent plus particulièrement.

 

Enfin à noter ce Tour d’horizon philosophique en 1 heure 12, placé en introduction de l’ouvrage, et commis par Jean-François Dortier avec brio. C’est, en 35 pages, une synthèse très claire, qui embrasse l’essentiel de la philosophie, depuis ses origines jusqu’à nos jours. C’est le genre de résumé que j’aurai aimé avoir entre les mains à l’école, ne serait-ce que pour planter quelques étendards dans le foisonnement de la pensée et des mouvances philosophiques. L’essentiel pour fixer les idées s’y trouve (2)…

 


Notes :

(1) L’index des noms de personnes, par ailleurs très utile, ne comporte aucun des noms des principaux philosophes de l’écologie de notre temps, ou du moins des philosophes qui s’en sont préoccupé de près dans leurs œuvres. Ainsi, par exemple, l’absence de Gunther Anders, André Gorz, Ivan Illich, ou encore Arne Naes. Seules exceptions, Hans Jonas d’une part, mais retenu essentiellement pour son " principe de responsabilité ". Pareillement pour Jean-Pierre Dupuy, convoqué ici essentiellement comme penseur de la société libérale et marchande. Il est vrai que ce dernier a publié " Pour un catastrophisme éclairé " qu’en 2002.

(2) Je n’y ai trouvé qu’un seul raccourci – un gros contresens même. La philosophie de Michel Onfray y est en effet présentée comme une philosophie hédoniste prise dans le sens le plus vulgaire du terme ; à savoir une philosophie de bâfreur : " La philosophie qu’il pratique est une ‘philosophie de comptoir’ assumée comme telle (…) On y vante les mérites du bon vin, du gros cigare et de la fête ". Bref, il s’agirait là d’une philosophie " cigarette, whisky et petites pépées ", pour reprendre la truculente terminologie de MO à propos des personnes commettant ce genre d’interprétation fautive.  

 


En sabrant encore terriblement dans cet extrait sec qui vaut une lecture exhaustive, et dans un style télégraphique, en voici tiré quelques repères :

 

Qu’est-ce que la philosophie et question subsidiaire, à quoi sert-t-elle ?


Trois postures : Ceux qui l’envisage comme « pensée critique » ; ceux qui lui assigne l’ambition de trouver la Vérité ultime et ceux qui disent que son but est d’apprendre à bien vivre (sagesse).

1) L’école du doute :
Socrate, sage et sceptique, condamné à mort pour ‘délit d’opinion’, inaugure la méthode du doute. Montaigne et son « que sais-je ? ». Wittgenstein, etc.
2) Quête du savoir ultime :
Avec Platon et le concept de « philosophe-roi » ou « roi-philosophe », seul légitime à gouverner la Cité. On dirait aujourd’hui qu’il s’agit du modèle du dictateur éclairé.
Spinoza et sa connaissance du « troisième genre ». Le premier genre correspond à la perception sensible (vision, goût, etc.). Le second genre se rapporte aux opinions courantes et aux expériences. Quant au dernier genre, il serait réservé aux philosophes : il consiste en une sorte de perception globale et intuitive censée procurer sérénité et béatitude.
Hegel et son odyssée de la pensée qui, de la perception sensible, passant par la conscience de soi puis l’exercice de la Raison, conduira au « Savoir absolu » ; soit à la pensée de Hegel lui-même.
En résumé : Platon et l’idéalisme, Spinoza et sa démarche mystique, Hegel et l’esprit de système, représentent quelque unes des postures de ce courant.
3) Art de vivre :
Par exemple, Epicure et l’épicurisme. Le Stoïcisme.
Sous-groupe de cette mouvance ; ceux qui ne croient pas au bonheur, tel Schopenhauer ou Cioran (à l’opposé de Robert Misrahi par exemple).

 

La philosophie face à la science
Jusqu’au XVIIe siècle la figure du philosophe scientifique reste dominante (ex Leibniz, et peu être le dernier d’entre eux Kant), puis les liens vont se distendre.
1) Pour la science :
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le positivisme émerge avec Auguste Comte qui parle de ‘maladie’ chronique à propos de l’esprit métaphysique. Au début du XXe siècle se forme l’école de Vienne (objectif : tracer une ligne de démarcation entre discours métaphysiques inutiles et énoncés scientifiques).
2) Contre la science
Le désenchantement du monde. Husserl qui affirme que la ‘crise de conscience’ que vit l’Europe est due en grande partie à un développement aveugle de la raison scientifique.
Heidegger, son élève, soutient que « la science ne pense pas, et ne peut pas penser ».
Les auteurs de l’école de Francfort quant à eux donnent de la science une vision  asservissante et déshumanisante.
En résumé, se dégage 3 postures critiques de la sciences : 1) vision ‘déshumanisée’, ‘désincarnée’. 2) Aveugle aux valeurs. 3) Incapable de penser par elle-même.
3) Dialogue science et philosophie : L’épistémologie
Karl Popper et son principe de ‘réfutabilité’ : un énoncé scientifique est une hypothèse que l’on soumet à l’épreuve.
Le but de la philosophie et aussi de dévoiler ‘l’impensé’ de la science, les schémas mentaux, qui guident implicitement la recherche. Ex : Bachelard qui parlera de ‘psychanalyse de la connaissance scientifique’. 

 

Philosophie et sciences humaines
Au cours du XIXe siècle les sciences humaines conquièrent leur indépendance.
Par exemple, Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, raconte comment il s’est désintéressé de la philosophie pour se consacrer à l’enthographie, cette façon vivante et concrète de découvrir l’homme. 

 

Cartographie de la pensée contemporaine (6 zones d’influence majeures) :
1) Phénoménologie : approche qui récuse le clivage objet / sujet. S’intéresse aux ‘intentions’, aux ‘significations’ que nous donnons aux choses (Husserl, Merleau-Ponty, etc.).
2) Philosophie analytique anglo-saxonne (ex Wittgenstein) : critique de la métaphysique. La science repose sur la vérification des faits et la rigueur des énoncés.
3) Critique de la modernité : ‘Déconstruction’, ‘Post modernisme’ et philosophie du ‘soupçon’. Mirage du discours progressiste, du discours à prétention universaliste (Derrida, Foucault, Deleuze).
4) Philosophie des sciences : comprendre comment se construisent les sciences, leurs règles du jeu (Popper, Michel Serres).
5) Philosophie politique : A longtemps été évincée par le Marxisme qui se voulait philosophie globale qui réduisait à néant l’idée d’une autonomie politique. Ce fut en marge de ce courant dominant qu’ont développés leurs pensées des philosophes tels Léo Strauss, Hannah Arendt, Raymond Aron, etc. Nouvelles figures montantes à partir des années 80 : John Rawls, Claude Lefort, etc.
6) Philosophie morale : réapparaît dans les années 80 sous le nom ‘d’éthique’. Elle s’adosse et pense sur le déclin des idéologies, des utopies, le discrédit du politique, les manipulations génétiques, l’essor de l’individualisme, etc. (Ex : Hans Jonas, André comte-Sponville)

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19 février 2011 6 19 /02 /février /2011 10:18

Titre philo          Eloge de la démotivation 

 

                           Guillaume PAOLI
                                              Lignes, 2008
  

                                                                    Partie 3

                                                           La drogue du travail

                                                           Annulation de projet   

 

Notes de lecture

De petites fiches de lectures sans prétention ; mais utiles pour se remémorer les grandes lignes d’un ouvrage. Recopie de passages et synthèse tout à fait subjective.  


 

Voici la troisième et dernière partie consacrée à cet " Eloge de la démotivation " de Guillaume Paoli.

Au risque de radoter un peu, il s’agit là d’un livre à véritablement mettre entre toutes les mains ; particulièrement celles de ceux dont les symptômes de l’addiction au travail commencent à se manifester – pour les malades situés à un stade beaucoup plus avancés, je crains qu’il ne soit trop tard pour leur administrer la présente pharmacopée (d’ailleurs, tout à leur labeur, ils n’ont point de temps à perdre à lire de telles fadaises).

Pour ceux qui auraient ratés les épisodes précédents :

 

Eloge de la démotivation, partie 1

Eloge de la démotivation, partie 2 

 


 

La drogue du travail

DémotivationLe drame de l’addiction commence de façon anodine. Le salarié veut se prouver qu’il est à la hauteur de sa tâche, qu’il ressemble au portrait qu’il avait dressé de lui-même dans sa lettre de motivation : performant, endurant… On le gratifie pour cela, ce qui le pousse à en faire plus. Les tâches à accomplir s’amoncellent, tandis que ses forces le lâchent. Pour échapper à l’idée qu’il se fait presser comme un citron, c’est lui qui va presser les autres, les harceler. Du côté de sa vie privée, c’est le désastre total. Il ne reste plus que la boite à laquelle il puisse s’accrocher, avec une agressivité redoublée. Voilà pourquoi beaucoup de gens qui, selon les critères dominants, " réussissent dans la vie ", sont cependant en permanence frustrés, aigris, vidés. Et qu’ils témoignent même d’une agressivité envieuse envers ceux qui tout en bas de l’échelle, ces chômeurs qui ne foutent rien de la journée.

La normalité de l’entreprise est pathogène. Quelle en est la raison ? " Non seulement le système capitaliste favorise l’addiction, mais il vit de cette addiction ; il est intrinsèquement un système d’addiction. Le capital produit et reproduit le besoin, et ce de façon exponentielle, car l’absence de limites constitue son essence ".

La révolution industrielle : organisation du travail dans des lieux clos soumis à une logique autonome et une discipline de fer. Cette mise au travail forcé des gens s’était déroulée dans des conditions d’une violence inouïe. Sans elle, jamais les hommes (ni les femmes) ne se seraient pliés au régime infamant de l’usine. Jamais ils n’auraient abandonnés spontanément un mode de vie qui, malgré la pauvreté, leur garantissait une marge notable de liberté communautaire. Quant à l’exploitation impitoyable des enfants, qui soulève toujours l’indignation, elle avait précisément pour fonction d’élever une nouvelle génération radicalement coupée de ces traditions qui rendaient les adultes " inutilisables ", pour employer les termes d’un industriel de l’époque.

Hyper Travail et hyper consommation sont deux formes complémentaires de l’addiction. L’addiction est un style de vie et elle concerne l’intégralité de l’individu. C’est pourquoi il est si difficile de s’en déprendre.

 

Annulation de projet

Le sarkozisme est un pétainisme, mais – il faut s’adapter à la conjecture – un pétainisme en string, strass et plume de paon au cul.

On peut bien qualifier d’historique la fameuse exhortation que tint à "  la France qui pense " la ministresse Lagarde du haut de son perchoir : " assez pensé maintenant, retroussons nos manches ! ". Jamais un niveau aussi bas n’avait été atteint dans un hémicycle qui en a pourtant entendu bien d’autres. C’est bien à Vichy qu’il faut aller chercher un équivalent à cet éloge de la " valeur travail ", puisqu’il a été visiblement pompé sur un discours tenu par Pétain le 1er mai 1941. Démotivation

Mme Lagarde prétend avoir lu, et même compris, De la démocratie en Amérique, " livre indémodable ". Tocqueville y juge ce système libéral-démocratique qu’elle entend nous faire aimer : " Il ne brise pas des volontés, mais il les amollit, les plie, les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il hébète, et réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ".

L’époque est révolue depuis longtemps où la masse ouvrière était culturellement coupée de l’activité bourgeoise. Aujourd’hui, mille liens l’y rattachent. Le citoyen lambda peut bien pester contre la spéculation boursière, c’est en elle que sont placées sa santé, son éducation et ses vieux jours. Il râle contre la mondialisation, mais se rue sur la camelote à prix cassés fabriquée par des esclaves asiatiques. Il s’inquiète un peu de l’avenir de la planète et beaucoup de l’augmentation de l’essence. Et si d’aventure il manifeste, ce n’est pas pour défendre la dignité ou la solidarité, mais son pouvoir d’achat.

Sur le Discours de la servitude volontaire, un libéral récusera l’existence de la servitude en régime démocratique, et un gauchiste niera que celle-ci soit volontaire. 1) C’est accorder foi à la vieille fable du contrat social et de la poignée de la main invisible qui a toute occasion viendrait le reconduire. Mais qui peut encore y croire ? On s’en doute bien, personne ne choisirait de plein gré les conditions qui lui sont faites si celles-ci lui étaient proposées comme une simple option parmi d’autres. D’ailleurs, on nous le répète assez, le marché à ses servitudes. 2) A la seconde objection on peut d’abord répondre que des évolutions longues y ont conduit, des mutations en ont permis l’essor, qui étaient en gestation au XVIe siècle. Dans leur généralité, les observations de La Boetie restent aussi actuelles que les maximes politiques de Machiavel (qui en sont en quelque sorte le contrepoint). Mais les anticapitalistes ont toujours eu un problème avec la servitude volontaire, soupçonnant ceux qui l’évoquent de vouloir noyer les responsabilités concrètes des exploiteurs dans la généralité psychologisante du " tous coupables ". (…) On le sait bien, lors même qu’un tyranneau est évincé par la rue, son clone a déjà pris sa place. Un de guillotiné, dix de retrouvés. Surtout, en évacuant cette question gênante, les mouvements contestataires se retrouvent prisonniers d’un double paradoxe. D’abord envisager la servitude sous le seul angle de la coercition, c’est prêter à cette dernière des pouvoirs fantastiques qu’elle n’a pas. L’autre versant du paradoxe est le suivant : quand des individus plus ou moins malintentionnés viennent nous expliquer qu’en réalité jamais nous n’agissons, mais sommes toujours agis, mus par la contrainte économique, l’origine sociale, la manipulation de masse, l’habitus, l’inconscient ou le programme génétique (rayer la mention inutile), qu’induisent-ils en fait ? Qu’étant tous de pures victimes, la question de notre libre arbitre ne se pose même pas.

La déprise  : (méthode appropriée à une lutte asymétrique) La méthode chinoise repose avant tout sur deux principes éminemment discrets : se rendre soi-même insondable, et laisser la formidable machinerie s’enliser inexorablement dans les sables de la motivation. Les arts martiaux chinois et japonais sont fondés sur ce même principe. Toutes ces techniques d’autodéfense sont des applications d’un concept clé de la philosophie chinoise, en particulier taoïste : wei wu wei, le non-agir agissant. Bornons-nous à n’en donner qu’une formulation banale, voire simpliste : l’abstention, la suspension d’activité, le non-engagement sont aussi des moyens d’agir. Au lieu de faire quelque chose à tout prix, de s’activer, de s’agiter en tous sens, il est grandement préférable de se poser la question : pourquoi fait-on quelque chose plutôt que rien ? Il ne s’agit pas seulement de faire de nécessité vertu dans un rapport de forces défavorable, mais bien de renverser la situation asymétrique en se plaçant sur un plan fondamentalement autre. Tel serait le sens philosophique concevable de la dé-motivation.

Ces propos répondent à une nécessité bien concrète, celle de s’inscrire en faux contre le nouveau modèle dominant de l’activité, je veux parler du projet. Aussi est-on tenté de crier à la multitude des activistes de toutes sortes : sortez du réseau, annulez le projet, faites-vous passivistes !

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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 15:41

Savoir vivreRobert Misrahi est l’un de ces philosophes peu médiatiques, dont je n’avais pas entendu parler jusqu’alors, ou plutôt dont la prégnance en mon esprit fut si évanescente que je n’en avais point consciemment conservé de véritable souvenir. Il aura donc fallu qu’il s’en vienne présenter, en décembre dernier, dans le journal des « Nouveaux chemins de la connaissance » son dernier livre intitulé « Savoir vivre » pour attirer mon oreille et susciter l’envie irrépressible d’en apprendre davantage sur l’œuvre de cet homme discret.

 

Spécialiste reconnu de Spinoza Robert Misrahi est aussi l’artisan d’une œuvre consacrée à la question du bonheur. Ainsi est-il un penseur de la Joie et du Haut désir. En ce sens, à sa manière il est aussi un bâtisseur de système à l’ancienne, un fabricateur de concepts ; bref un philosophe au sens entier, selon la terminologie de Gilles Deleuze, définition à laquelle je ne souscris aucunement. Mais Robert Misrahi est plus que cela. D’une part, sa philosophie se veut praticable ; et l’est-elle, du moins pour lui et peu être ceux d’une complexion en accord à la sienne. D’autre part, l’auteur se trouve aussi du nombre de ceux pour qui la philosophie est destinée à changer la vie. Ainsi, lorsqu’il écrit  que « le Savoir n’est pas son propre but » se détourne-t-il clairement de ceux pour qui la philosophie consiste en une quête de la vérité ultime, tel Marcel Conche, pour se placer aux côtés de ceux qui y voient plutôt un art de vivre. Enfin, on l’aura compris, Robert Misrahi se situe aux antipodes des penseurs pessimistes, tels Schopenhauer, pour qui le bonheur n’est que l’arrêt des souffrances.

 

Ce qui amène à ce petit ouvrage, sorti chez encre marine à l’automne dernier, et sous titré opportunément, pour des motifs que je laisse découvrir au lecteur, « manuel à l’usage des désespérés ». Dans les faits c’est un livre d’entretiens avec Hélène Fresnel, journaliste à « psychologies magazine ». Didactiquement fort bien construit, avec les points de doctrine autour desquels la causerie va s’articuler explicités en préambule de chaque paragraphe, avec aussi les questions de la journaliste grisées en marge, l’ouvrage est l’idéal pour ceux qui souhaitent se familiariser avec les contours de la pensée de Robert Misrahi. Quant à ses réponses, mêlant point théoriques et pratique étayée par des éléments biographiques, le tout dans une langue fort claire, sans gros abus de néologismes, se révèle une invite à aller plus loin.

 

Robert Misrahi se définit comme « philosophe phénoménologue existentiel contemporain ». En pratique c’est un peu le mariage de la carpe et du lapin avec, d’un côté, Spinoza, retenu essentiellement pour sa qualité de « philosophe de l’immanence sans Dieu créateur, sans religion, soucieux de la Joie et du Désir », et de l’autre, Sartre et la liberté radicale ; le tout mâtiné d’une dose subtile d’un hédonisme accommodé à sa sauce. Ainsi, l’auteur d’une trilogie sur le bonheur se révèle-t-il être un habile cuisinier philosophique. Et pourquoi non, après tout ? Exit donc l’encombrante sentence qui voudrait que « Nous nous croyons libres que parce que nous ignorons les causes qui nous font agir ». Certes, les choses ne sont pas monolithiques chez le philosophe Néerlandais, pour qui l’on recouvre quelques degrés de liberté précisément par la connaissance de ce qui nous détermine. Il n’empêche, moins nuancé, et faisant fi de toute possibilité du moindre conditionnement, Robert Misrahi plaide pour la responsabilité totale et entière de chaque individu. Et cette thèse revient au fil de l’entretien tel un leitmotiv : «… nous sommes tous responsables du fait que les financiers spéculent », « Je récuse toute affirmation du genre : « C’est plus fort que moi. Je vois le mal mais je ne peux pas y résister ». C’est une illusion (…) C’est mon désir d’aller vers cela. Le reste relève de la mauvaise foi ». « Nous sommes tous responsables du laxisme de nos dirigeants », « Il y a un premier niveau de liberté : la liberté absolue de nos gestes quotidiens, dans l’immédiat (…) : prendre de la drogue, boire… ». Ainsi le drogué manifeste-t-il, en se droguant, sa liberté. Il est pleinement responsable de ses actes : c’est bien simple, il ne fallait pas qu’il commence à se droguer... D’ailleurs, méconnaissant ici les données des neurosciences, Robert Misrahi décrète qu’il « ne croit pas en l’existence d’un inconscient ». Postulat, ou profession de foi, bien commode pour faire tenir l’architecture de son système. La dépendance chez lui n’existe pas. Ni le moindre déterminisme, qu’il soit d’ordre génétique, social, physiologique, environnemental, etc. ou plus probable, un mélange de tout cela. Le hasard n’a pas davantage d’effets aux yeux de Robert Misrahi, en cela logique avec sa théorie, et ce sont exclusivement « nos multiples choix concrets qui vont construire peu à peu notre personnalité ».

 

Autre affirmation qui interpelle : « Un être normal (…)  est responsable ». Qu’est-ce donc que cette « normalité » ?  Nous ne le saurons pas.

 

Sur le Misrahi faiseur de système, en voici deux petites illustrations : « Il y a deux niveaux de désir : le désir premier et le désir second qui est le désir réfléchi. Par ailleurs j’appelle Haut Désir, le mouvement synthétique (…) visant une sorte de plénitude concrète et « absolue » ». Pur postulat, avec le Désir érigé en concept. « Ma définition du sujet qui est constitué de trois dimensions : il est réflexivité, Désir et enfin spécularité, c’est-à-dire structure en miroir et relation à autrui ». Outre le « gros mot », à mon sens gratuit, pourquoi ne pas adjoindre une quatrième dimension à cette définition du Sujet ? Pourquoi aussi ne pas substituer, par exemple, au Désir la volonté de Puissance, ou que sais-je encore ? Cela demeure un profond mystère…

 

Pour poursuivre avec les remarques qui fâchent, et sans vouloir être cruel, j’ai prélevé, au fil de la lecture, entre autre, une affirmation qui démontre que certaines philosophies auraient à y gagner à plus sérieusement se frotter aux sciences, ici l’anthropologie, l’éthologie ou encore la paléontologie, pour nourrir leurs réflexions ; cela présenterait avantage d’éviter de commettre quelques lieux communs, telle cette idée de « la rencontre - forcément - violente de deux tribus dans la préhistoire ». Enfin à noter qu’il « faut généraliser le courage des individus », vertu cardinale s’il en est. Bien évidemment, on ne peut qu’être d’accord avec une saillie de si bon sens, même si elle relève d’un vœu pieu !

 Spinoza

Mais assez de mauvais esprit, et intéressons nous de plus près à cette philosophie de la Joie. Et tout d’abord à cette notion de « conversion » n’ayant « aucune vocation religieuse » mais « une signification philosophique », à savoir : « un retournement sur soi à 180 degrés ». Dans la pratique cette conversion n’est pas un retour un l’Inconscient - qui n’existe pas pour Robert Misrahi - mais réside dans un « acte du Sujet ». « Elle comporte trois mouvements simultanés qui doivent être menés en parallèle : 1) la conversion réflexive (… qui est) la redécouverte de mon propre pouvoir créateur. Le pouvoir de créer du sens (... et)  des valeurs. (…) 2) le second mouvement consiste à convertir le désir, (…) à renverser les conceptions négatives pessimistes du Désir selon lesquelles il ne peut pas être satisfait. (… Enfin), cet accomplissement nécessite un troisième temps : la conversion à autrui (… qui) n’est pas un instrument, un outil de ma Joie. Il s’agit de le percevoir désormais comme un centre, comme Sujet ». Cela peut apparaître obscur, ou théorique, mais dans les faits cela se traduit, pour prendre l’exemple de la relation amoureuse, par la belle idée et la mise en pratique du refus de « la loi du talion : elle me trahit, je l’accuse. Elle revient. Je la rejette (…) C’est la méconnaissance de l’autre et le fait de se cabrer sur l’honneur, donc la fierté, l’amour de soi, le narcissisme et de faire capoter toute chance de renaissance. Elle est revenue et j’étais disponible… ». D’aucuns feraient bien de s’en inspirer ; et pas seulement dans la conduite de leur vie intime. Passons… Pour en revenir sur cette nécessaire conversion, et là on ne peut que donner raison à Robert Misrahi sur le constat, « l’explication de (nos) échecs est à chercher du côté du désir de se conformer à son environnement social, dans la crainte d’une rupture fracassante (…) Quand nous échouons, c’est souvent parce que nous réfléchissons mal à notre propre pouvoir, parce que nous tenons plus à l’affliction, à l’affection et à l’intégration immédiate ». Quant à la manière de s’y prendre pour se délivrer ces chaînes, l’auteur incite à « se révolter contre la passivité. Savoir vivre, c’est d’abord savoir se révolter réellement, pas se révolter contre la société mais contre sa somnolence intellectuelle ». Certes, mais tel état d’esprit ne se décrète pas, il ne surgit pas ex nihilo. C’est pourquoi Robert Misrahi propose un travail sur le désir qui, selon lui, « n’est pas une « pulsion » (mais) mêle l’intelligence et la liberté » et en cela il est « notre plus grande richesse ». Le but à atteindre étant le « Haut Désir », ce « Désir raffiné, civilisé, (cette) « pulsion », (ce) « besoin » rendu intelligent, socialisé ». Il y aurait là matière à discuter, mais cela sort du cadre modeste du présent article.

 

Autre point important du système philosophique de Robert Misrahi, à savoir les trois contenus de la Joie. La première Joie est celle de la rencontre. Et cette « rencontre est la reconnaissance et l’adhésion réciproques à un projet existentiel (…) « J’aime ce que vous faites de la vie ». Sur cette base arrive une deuxième joie, celle de la reconnaissance réciproque qui est à la fois un acte de l’esprit et un engagement ». Quant au troisième contenu de la joie, « il s’agit de la jouissance des beautés de la nature et de l’art, mais aussi de la jouissance réfléchie des plaisirs ». « Pour synthétiser : autonomie, réciprocité, jouissance ». Voici un credo auquel je ne puis que souscrire pleinement.

 

En guise de conclusion, me relisant je m’aperçois avoir été au final plutôt critique - parfois acerbe - avec ce manuel construit un peu à la manière de ces moult guide de « développement personnel » qui inondent les pléthoriques rayons « psychologie » des librairies. Et si par soucis de sincérité je ne retranche rien de mes mots, je tiens à préciser que cette dernière remarque n’est pas ici à prendre dans un sens péjoratif. Certaines des méthodes ou techniques exposées dans ce genre de livres valent toujours mieux que la scolastique philosophique. Et cette philosophie de la Joie, proposée par Robert Misrahi, quoi que l’on puisse en penser au fond, donne assurément matière à réfléchir. Et si, en outre, l’on y trouve son compte alors pourquoi pas ? On l’aura compris, j’en conseille la lecture.

 

Et pour finir je renvoie à un bel éloge que lui a fait Michel Onfray dans sa chronique d’août dernier : « La visite au grand écrivain ».


Robert Misrahi sur « Pylosophie TV », à propos de « L’accès à l’autre » :

http://philosophies.tv/spip.php?article222=


 

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