Jean Gadrey
Crise écologique et crise économique
Conférence du 04 Mai 2010 - Université de Lille 1.
Voici une transcription, la plus fidèle possible que j’ai faite, de la conférence donnée par Jean Gadrey le 04 Mai dernier, à l’université de Lille 1, pour conclure le cycle " La crise " des rendez-vous d’Archimède.
Intervention de Jean Gadrey, Professeur d'économie à l'Université de Lille 1, membre de la Commission Stiglitz et animateur du collectif FAIR (Forum pour d'autres indicateurs de richesse), le 27 Janvier 2010 lors des Assises de l'Energie à Dunkerque
PARTIE 1 - Crise systémique à forte dimension écologique
Introduction
Accumulation de plusieurs crises interdépendantes : crise financière, se prolongeant par une crise économique (effet emploi, dettes, etc.). Crise sociale (explosion des inégalités). Et puis il y a une dimension de crise écologique dont les experts ont peu parlé.
Composante sociale de la crise systémique
Incroyable montée des inégalités. Le niveau de vie des plus modestes a stagné, voire a baissé, tandis que les revenus des plus riche a explosé dans le même temps (Aux USA, 10 % des plus riches captaient 30% des revenus des ménages de 1950 à 1980, et aujourd’hui ils en captent 50%. En France la tendance est la même (moins spectaculaire)).
* Pourquoi cette montée des inégalités a jouée dans la crise ? Les revenus devenus énormes des très riches, étaient à la recherche des rendements les plus élevés possibles. Ils se sont orientés vers les grandes entreprises et la spéculation qui semblaient être la source des plus grands gains possibles ; sur tout ce qui grimpait vite (immobilier, pétrole, matières premières et denrées alimentaires. Dans le même temps les ménages US modestes ont fortement été incités à s’endetter (proposition de crédit avec perspectives spéculation faciles et gains rapides). Ainsi les riches du monde entier ont prêtés à des taux usuraires aux ménages modestes, via la finance incontrôlée qui a inventé les outils sophistiqués de l’usure moderne : rien ou presque de la crise des subprimes ne se serait produit dans une société beaucoup plus égalitaire, et avec les logements sociaux descends pour tous.
Composante écologique de cette crise globale
Période 2003 / 2008 : envolée des prix du pétrole ainsi que des matières premières et des produits agricoles. Il y a une composante spéculative, mais qui s’est adossée sur une tendance à la raréfaction : la rareté facilite la spéculation : diminution des terres arables ; réduction des ressources en eau ; effets d’érosion et désertification des sols sous l’effet de l’agriculture productiviste ; dérèglement climatique qui devient le principal frein du développement humain (rapport 2008 des nations unies pour le développement). Montée en puissance des agro-carburants, qui ont signifiés une réduction des terres destinées à l’alimentation au bénéfice des terres destinées aux pompes à essence : tout cela à amplifié la crise de l’immobilier et la pauvreté dans le monde (il devenait de plus en plus cher de se loger, de se nourrir, de se chauffer). ==) Nous assistons à la première crise socio-écologique du capitalisme financier et boursier ; la première où des phénomènes de raréfaction des ressources, de dégâts écologiques, ont eut une influence sur le plongeon économique, même si ce n’est pas l’influence la plus importante. Mais avec une probabilité non négligeable qu’à l’avenir le rôle des facteurs écologiques soient de plus en plus décisif.
" Croissance verte "
Définition
Hypothèse qu’on peut rendre compatible les objectifs de soutenabilité écologique et le maintient de la croissance économique à long terme.
On ne s’en sortira pas avec le terme et la notion de " croissance verte " (la croissance est devenue croyance).
Qu’implique la croissance " verte ", et pourquoi ce n’est pas la solution :
Exemple, du scénario du conseil d’orientation du plan des retraites, on fait l’hypothèse qu’il y aura une croissance de 2% par an jusqu’en 2050. Qu’est-ce que cela signifie ?
Trois arguments pour en démontrer l’inanité.
Premier argument - que représente 2% de croissance ?
2% par an de croissance signifie la multiplication par 6 des quantités produites en 2100, etc. Franchement 6 fois plus de quoi ? Dans les pays riches est-ce seulement sensé indépendamment même des considérations écologiques ?
Second argument - Réduction des GES
Pour diviser par 5 nos émissions de gaz à effets de serres (GES) d’ici 2050 en France (objectifs fixés par les nations unies), il faut les réduire de 4% pendant 40, soit autant chaque année que ce que nous sommes arrivés à faire en 10 ans. Cela ne sera pas facile s’il n’y a pas de croissance. Mais si on vise en plus une croissance de 2% par an (des quantités produites), cela signifie qu’il faut réduire nos émissions de 6% par an par unité produite (de nouvelles technologies, les nouveaux comportements vont émerger mais on n’en connaît pas leur contribution à la réduction de la pression écologique, alors que la montée des périls est certaine).
Troisième argument - Seuils à ne pas franchir
Il n’y a pas que le climat. Il faut raisonner en terme de seuils écologiques à ne pas franchir, et il n’y a pas que celui des émissions des GES.
Ressources renouvelables - Seuils déjà dépassés :
3.1) Climat
Pour le climat, on sait a peu près à quel moment l’humanité a franchi le seuil de soutenabilité de ses émissions (moment ou le volume des émissions de GES d’origine humaine a dépassé ce que les puits de carbone peuvent séquestrer naturellement à leur propre rythme (forêt, océan, etc.). C’est en gros la fin des années 1960.
3.2) Réduction de la biodiversité
Le rythme de disparition des espèces est 10 fois supérieur à un rythme soutenable à long terme.
3.3 ) Azote
L’azote prélevé dans l’atmosphère pour les activités humaines (4 fois supérieur à un rythme soutenable à long terme)
Ressources renouvelables - Seuils en voie d’être dépassés :
3.4) Seuil d’acidification des océans
3.5) Diminution de l’ozone dans la stratosphère.
3.6) Déforestation des forêts
Déforestation des forêts primaires, qui sont les plus gros puits de carbone source de biodiversité.
(La forêt amazonienne à perdu 15% de sa surface depuis les années 1970).
3.7) Diminution des terres agricoles
Diminution des terres agricoles et fertilité des sols qui se dégrade, etc.….
Ressources non-renouvelables - Seuils en voie d’être dépassés, ou dépassés :
Ressources indispensables à la croissance.
3.8) Matières fossiles et minerais.
Le Pétrole (Pic du pétrole dépassé ? ) ; Plomb (2030/2040) - Argent (2020- 2040), cuivre, uranium, le nickel, ainsi qu’une série de métaux rares indispensables à l’industrie.
Les avocats de la croissance verte (modernité scientiste à l’ancienne) nous disent qu’elle viendra des nouvelles technologies. On peut en douter avec tout ce qui vient d’être dit. Mais en outre, ces derniers ne semblent pas avoir consulté les bilans carbone de ces nouvelles technologies. Exemple : un ordinateur de bureau standard représente (sans compter son fonctionnement) pour sa production, son transport et sa commercialisation 1,3 t de C02 et 1500 litres d’eau , soit, dans un monde durable où chaque personne à un droit égal d’émission de C02, il ne faudrait pas dépasser 1,7 t par habitant et par an. Faut-il encourager la croissance indéfinie de production d’ordinateurs, ou faire d’autres choix pour une informatique accessible, partagée, recyclable et à très longue durée de vie (ce qui est catastrophique pour la croissance) ?
Il y a bien d’autres thèmes de réflexions, car les modernes scientistes ont des tas d’idées pour développer la " croissance verte " : OGM ; agro-carburants, le stockage du carbone , le nucléaire, l’économie fondée sur l’hydrogène.
Guerres pour l’accès aux ressources (risques de conflits écologiques majeurs). Si les choses ne sont pas gérées démocratiquement, la tendance pourrait être à la constitution de sortes d’apartheids climatiques ou écologiques : réservation d’espaces adéquats afin de continuer à vivre dans le luxe. Le problème que pose ce genre de scénario, c’est le risque de guerres autour du contrôle et de l’approvisionnement des ressources naturelles jugées stratégiques pour la croissance, par les pays riches, par les riches des pays riches, ou par les firmes des pays riches. On sait que dans un pays riche, comme la France, l’espace écologique que l’on utilise pour assurer notre mode de vie et notre mode de consommation est bien supérieur à l’espace écologique du pays. C’est la dette écologique. Il faut donc aller chercher ailleurs ces ressources dont on a besoin. Lorsque c’est relativement pacifique le commerce y pourvoie (encore que lorsque c’est la version OMC c’est pas du commerce équitable). Mais quand ça ne suffit pas, les guerres sont là.
L’existence d’un lien entre les guerres et l’accès à des ressources naturelles, n’est en rien l’annonce de catastrophes futures sur le mode : avec la crise écologique ca va être la guerre partout. Si ce lien existe, on peut raisonnablement défendre l’idée qu’une politique mondiale des énergies alternatives ambitieuse, serait un facteur majeur d’atténuation des conflits mondiaux .
On considère qu’il faudrait dépenser par 400 à 500 milliards par an dans le monde jusqu’à 2050 pour tenir les objectifs climatiques. Pour idée, les dépenses annuelles de publicité dans le monde sont de l’ordre de 600 milliards, et les dépenses militaires de 1500 milliards. Prenons le cas des USA (estimation Stieglitz) : le coût des 2 guerres majeures d'Irak et en Afghanistan initiées par les USA, est de 3000 milliards de dollars sur 15 ans, soit 200 milliard de dollars par an. Supposons qu’en 2003 les USA se soient lancés dans un programme ambitieux pour le développement des énergies renouvelables, plutôt que de se lancer dans une guerre ruineuse pour les puits de pétrole et les gazoducs, ils auraient pu y consacrer 200 milliards de dollars par an. Cela aurait réduit de manière considérable leur dépendance incroyable envers ces énergies.
PARTIE 2 - comment en sortir ?
Quels pourraient être les richesses économiques et l’emploi d’un modèle de développement fondés sur la soutenabilité écologique et sociale ?
Quels seraient les contours d’une économie soutenable vers laquelle on pourrait tendre par étape, et qui serait socialement acceptable, mais même désirable (peu être pas par les 0,1% du haut).
Il serait temps de substituer à la logique de toujours plus de quantité, une logique de toujours plus de qualité, de durabilité et de sobriété matérielle. Dans ce schéma, on réoriente par étape la production d’une façon telle, que cela n’exige pas moins d’emploi ni moins de valeur ajoutée, mais probablement plus dans la majorité des secteurs. Cela exigerait beaucoup d’innovations et beaucoup de recherches. C’est tout sauf une stagnation, c’est tout sauf la fin du progrès.
Les chiffres de la croissance indiquent l’accroissement des quantités produites, mais ignorent la montée de qualité et les gains de durabilité des produits. Si un produit est moins cher mais de moindre durabilité et plus coûteux en émission de GES, il sera déduit que cela augmente le pouvoir d’achat.
On peut avoir du développement économique, durable, innovant, riche en emplois, et en valeur ajoutée, sans croissance des quantités, parce que la plupart des processus de production les plus économes en énergie et matériaux, exigent plus de volume de travail que les productions productivistes, polluants et surexploitant les ressources naturelles, et le cas échéant les hommes et les femmes
Exemple : l’agriculture représente 3% de population active actuellement. Si on remplaçait l’agriculture productiviste, dont on ne mesure nulle part dans les chiffres de la croissance les dommages sur l’environnement et sur la santé, par une agriculture de proximité et écologique faudrait nettement plus de travail et de valeur ajoutée pour produire les même quantité. WWF et d’autres ont faits le même scénario sur les énergies renouvelables modernes. On peut faire le même type de raisonnement pour les logements à faibles niveaux d’émissions, la transformation du système écologiquement aberrant des grandes surfaces en commerces de proximités modernes, le développement du recyclage, la réparation, etc. On peut aussi réorienter les transports : la confédération européenne des syndicats a fait un scénario à 2020 : si on basculait une bonne partie du transport motorisé (véhicules individuels et camions) vers des transports collectifs nettement plus doux avec l’environnement, on créerait beaucoup plus d’emplois dans les transports ainsi développés qu’on en supprimerait dans l’industrie automobile. A ceci, il faut ajouter l’amélioration nécessaire de la qualité des services de bien être et développement humain, associés à des droits qui devraient être universels dans l’éducation, la santé, la justice, les soins aux personnes âgées, aux handicapés à la petite enfance, etc. On y applique aujourd’hui une logique de performance industrielle de réduction des coûts, qui menacent la qualité individuelle et collective de ces services et qui nuisent à l’emploi.
Il existe une série de secteurs (exemple pic de pétrole) où y a des reconversions qu’il va falloir tenter d’anticiper plutôt que les subir en catastrophe, mais d’une part ces activités ne représentent que 10 à 15 % de l’emploi, et d’autre part si on y réfléchit en terme de planification sur 20 ans, on a les moyen d’éviter des catastrophes comparables à celles qu’on a connues dans le passé dans certains secteurs.
Point 2. Condition impérative : il faut réduire fortement les inégalités.
Si on produit plus vert et plus social et que le niveau d’inégalité interdit à une bonne partie de la population d’accéder à ces biens et à ces services, écologiquement et socialement préférables, et donc forcément plus chers, alors ce système réorienté ne marchera pas. C’est bien beau de faire du HQE, mais il faut en même temps faire du HQS (haute qualité sociale). Il faut une vrai rupture avec le système que le capitalisme a mis en place ces 50 dernières années, et qui consistait au fond à susciter par des dispositifs extrêmement puissants, dont la publicité et le crédit, une avidité permanente d’achats de biens et de services, sans cesse multipliés en quantité.
Il faudrait passer à autre chose, qui est non pas l’augmentation constante des quantités sur la base des gains de productivité permanents, mais quelque chose qui serait un partage de gains de qualité et de durabilité. Qu’est-ce qui va se passer si on laisse faire le marché dans ce domaine ? Les biens et les services issus de ces productions écologiquement et socialement durables seront en moyenne plus chers que les anciens. Et pour beaucoup de gens, dans l’état actuel des inégalités, ils seront tout bonnement perçus comme trop chers pour eux. Ils continueront à faire du hard discount parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Il faut des politiques publiques permettant de rendre les productions durables accessibles à tous ; et donc une économie soutenable écologiquement et socialement, y compris permettant de créer des emplois utiles, qui auraient un autre sens (ce n’est pas la même chose que de travailler comme agriculteur dans une AMAP, que comme agriculteur déprimé dans le cadre de l’agriculture productiviste, des subventions à l’hectare et des fruits qu’on laisse sur les arbres parce que les cours sont trop bas).
Il faut réduire fortement les inégalités et favoriser la sobriété matérielle , à l’opposé de l’avidité consumériste. Cela ne veux pas dire du tout se serrer la ceinture : cela veux dire des dispositif de délibération permettant de faire la part des choses entre l’utile et le futile. De se dépendre de l’emprise excessive de la publicité, du marketing et d’un certain nombre de dispositifs de crédits. Ca suppose d’investir massivement dans les productions les plus douces pour la nature et pour la société au prix d’une vague d’innovations, qui ne sont pas seulement technologiques (cas des AMAP). Ces investissements seront-ils coûteux ? Oui et c’est très bien comme ça, parce que d’une part il va y avoir du travail pour réparer tout ce qu’on a détériorer ou anticiper les risques évoqués plus haut, et d’autre par ils seront beaucoup moins coûteux que l’inaction ou la mollesse face à la crise écologique à venir.
Point 3. Condition impérative : ca suppose de reprendre le contrôle public et citoyen de la finance.
Conclusion
Pour conclure, il faut distinguer assez clairement une économie vraiment soutenable, c’est à dire débarrassée du culte de la croissance, associée à une maîtrise collective de la finance, à une nette réduction des inégalités. Il faut la distinguer du simple verdissement du capitalisme, du capitalisme financier et productiviste et inégalitaire qui est encore aux commandes. Il faut le faire, parce que ce dernier n’a aucune chance de nous sortir de la zone des tempêtes à répétitions et de la crise écologique non plus. Il faut le faire, parce qu’il y a une incompatibilité irréductible entre ce que Greenspan appelait " l’exubérance irrationnelle des marché," et l’exigence écologique d’anticipation, voire de planification démocratique. On ne s’en sortira pas sans une coordination mondiale des efforts.
Puisque cette crise est systémique et qu’elle a une dimension écologique, il faut agir sur toutes ses composantes, économiques, financières, sociale et écologiques.