Encore sous l’emprise de l’adaptation théâtrale des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, jouées samedi dernier à Lille…
Apprenant quelques jours auparavant la durée de la pièce (3h40 env., entracte compris), nous nous étions inquiétés.
Mais à la vérité tout s’est passé si vite en cette représentation d’une intensité époustouflante, servie par une mise en scène où les effets ne sont pas de simples gadgets, des artifices grossiers destinés à se singulariser par l’absurde, sinon la fatuité…
C’est que la poésie noire des petites phrases sorties du stylet de Houellebecq, ciselées dans une sorte d’acide à effet différé mais aussi imparable que la vague rongeant son galet, lâchée dans l’indifférence d’une cigarette qui se consume, atteint ici à son apothéose ;
Ce train de la vie déroulant ses malheurs comme des évidences, ces macchabées grassouillets et nus, secouant leurs bourrelets en mer sur fond d’une barre de béton, symbole du libertinage obligatoire ;
Ou encore tels adeptes de yoga se haïssant viscéralement tout riant par envie de pleurer, sans omettre celle qui, après avoir avorté deux fois, veut un enfant avant qu’il ne soit trop tard. Son leitmotiv : combler le vide abyssal de son existence ;
Et cette autre paumée qui, par trop plein de solitude, après s’être brûlé au dernier degré le bas-ventre fini par se foutre en l’air du haut de l’escalier d’un immeuble de banlieue accrochée à son fauteuil d’handicapée, sans doute par amour envers ce professeur de littérature échoué dans le petit enfer de son lycée d’enfance. Ce dernier, débordé par un trop plein de sève tardive, se branlera bientôt sous l’œil moqueur d’une élève, une beurette, à peine sortie de l’adolescence qui, il en est sûr, « couche ». Le malheureux ira aussitôt se faire interner ou l’occasion lui sera donnée de pisser sur les cendres de sa mère ;
Tandis que son demi-frère s’envolait pour l’Irlande pour involontairement bouleverser l’ordre du monde – rêvant, si on peut appeler cela un rêve, d’une post humanité débarrassée de la plaie de la sexualité, de la douleur, et surtout de la peur de l’abîme – une post humanité immortelle. Nouvelle race, lisse, sans aspérité et à la saveur du navet.
Ce drame de la banalité grise sur fond d’orgie désespérée et de fin de race, avec ses élans, ses embardées, ses essoufflements et ses impasses, est rendu dans cette pièce avec une acuité si singulière qu’on se sent irrémédiablement englué, souillée par la poisse de cette morne absurdité teintée d’un désespoir sans véritable saveur ni contour.
Ici pas d’interprète en deçà. Et si aucun des acteurs ne domine, c’est qu’on ne se dit pas : c’était bien, sauf, peut-être, untel incarnant tel personnage. Car ici tous sont pareillement accrochés à leur rôle, semblables à ces naufragés perdus dans l’immensité d’un océan glacé à perte de vue, incrédules assis sur leur bouée ; si véridiques.
Ajoutons une musique à la hauteur de ce paysage littéraire sans concessions ni fioritures, avec des percussions qui prenne au thorax, mais aussi, parfois, le chaos de riffs de guitare, joués live, en résonance parfaite avec la teinture du panorama ; impeccables de lourdeur et déchirés sur Manson, à peine audibles à d’autres moments.
Mais il est impossible de rendre compte d’un tel événement. De coucher sur le plat d’une feuille, temporalité, sensations, mots, non-dits, sous-entendus, maux…
Laissons donc infuser.
CLIQUER SUR L'IMAGE CI-DESSUS POUR LA VIDEO
« Suite à des travaux d’agrandissement d’un arrêt de cars, il était nécessaire de réorganiser le plan du cimetière municipal et de déplacer certaines tombes, dont celle de sa grand-mère…
(…)
L’autorail de Crécy-la-chapelle avait été remplacé par un train de banlieue. Le village lui-même avait beaucoup changé. Il s’arrêta sur la place de la Gare, regarda autour de lui avec surprise. Un hypermarché casino s’était installé avenue du Général-Leclerc, à la sortie de Crécy. Partout autour de lui il voyait des pavillons neufs, des immeubles.
Cela datait de l’ouverture d’Eurodisney, lui expliqua l’employé de mairie, et surtout du prolongement du RER jusqu’à Marne-la-Vallée…
(…)
L’homme attendait Michel près de l’entrée du cimetière. « Vous êtes le… -Oui. » Quel était le mot moderne pour « fossoyeur » ? Il tenait à la main une pelle et un grand sac poubelle en plastique noir. Michel lui emboîta le pas. « Vous n’êtes pas forcé de regarder… » grommela-t-il en se dirigeant vers la tombe ouverte.
La mort est difficile à comprendre, c’est toujours à contrecœur que l’être humain se résigne à s’en faire une image exacte. Michel avait vu le cadavre de sa grand-mère vingt ans auparavant, il l’avait embrassée une dernière fois. Cependant, au premier regard, il fut surpris par ce qu’il découvrait dans l’excavation. Sa grand-mère avait été enterrée dans un cercueil ; pourtant dans la terre fraîchement remuée on ne distinguait que des éclats de bois, une planche pourrie, et des choses blanches plus indistinctes. Lorsqu’il prit conscience de ce qu’il avait devant les yeux il tourna vivement la tête, se forçant à regarder dans la direction opposée ; mais c’était trop tard. Il avait vu le crâne souillé de terre, aux orbites vides, dont pendaient des paquets de cheveux blancs. Il avait vu les vertèbres éparpillées, mélangées à la terre. Il avait compris ».
A gauche sur l'image ci-dessous :Adaptateur, Metteur en scène, Scénographie des Particules élémentaires
A droite : Bruno Viard, auteur de Les tiroirs de Houellebecq, Les 100 mots du romantisme et Lire les romantiques français
Rencontre organisée par Citéphilo