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16 octobre 2010 6 16 /10 /octobre /2010 09:28

Diffusé cet été sur les ondes de France Culture, dans le cadre des " Rencontres de Pétrarque ", voici la transcription de l’essentiels de la passionnante contribution de Jean François Bayart en réponse à la question : En qui peut-on avoir confiance? (Experts de crise, crise des experts).


Grand débats contemporains

(Août 2010)

 

Rencontres de Pétrarque:

 

Troisième débat des XXVe rencontres de Pétrarque sur le thème En qui peut-on avoir confiance?

  

Jean François Bayart

Son blog : http://www.mediapart.fr/club/blog/jean-francois-bayart


  

L’expertise scientifique : Experts de crise, crise des experts

 

  Jean-francois-bayart

[…] Il faut faire une petite clarification sémantique, et il faut distinguer entre le professeur qui transmet un savoir, le chercheur qui produit du savoir et l’expert qui utilise un savoir – commissionné par une entreprise, une administration, éventuellement une organisation non gouvernementale, pour utiliser son savoir afin de répondre à un certain nombre de question qui lui sont posées. Naturellement de ce point de vue, l’expert convertit sa compétence en autorité, ou en pouvoir. Cet expert également contribue à la dépolitisation de la question qui lui est posée, puisque de politique cette question va devenir technique ou cognitive. Il y a donc trois fonctions différentes, étant entendu que le même individu peut alternativement dans sa carrière, ou dans sa semaine, exercer les trois fonctions. […] Les publics sont différents. Lorsqu’on a sa casquette de professeur nous nous adressons à des étudiants, éventuellement lorsqu’on fait de la formation continue ou de l’université populaire, à un public plus large. Le chercheur quant à lui s’adresse d’abord à sa communauté scientifique, avec son jargon, ses références, ses problématiques, et éventuellement, lorsqu’il estime avoir suffisamment avancé dans sa spécialité, il peut en dispenser les principales conclusions sur les ondes et dans les médias. Cela fait partie de ce qu’il doit faire dans son métier. L’expert lui travaille pour la personne qui l’a commissionnée, pour le commanditaire à qui il remet son rapport et le commanditaire est propriétaire de ce produit. Ce dernier, qu’il soit décideur politique, entreprise ou ONG, décide soit de diffuser selon son propre agenda ce rapport, soit de le mettre dans un placard. […]

 

Il y a aujourd’hui une espèce de basculement, depuis une vingtaine d’années, qui consiste en un évidemment de la recherche (publique et fondamentale) au profit de l’expertise. Ce basculement s’effectue de deux manières : tout d’abord il y a un tarissement des chercheurs, qui sont des fonctionnaires, donc évidemment c’est l’épouvante de l’épouvante, et il convient de réduire leur nombre par deux, et il se trouve que la pyramide des âges au CNRS est particulièrement propice à ce dégraissage. Il convient de remplacer les chercheurs statutaires par des précaires, voire des intermittents de la recherche au service de, par exemple des présidents d’universités, qui de plus en plus se pensent comme des managers ou comme des patrons, et qui s’affranchissent de toutes ces règles très contraignantes de collégialité, mais qui précisément assurent l’existence et l’indépendance de l’institution scientifique. La deuxième facette de ce basculement, c’est la contractualisation des financements. C’est-à-dire que là où jadis on finançait des laboratoires, des institutions sociales de recherche publique, on va financer des projets qui sont des projets finalisés. Les dangers de ce glissement de la recherche à l’expertise sont au minimum au nombre de cinq.

 

Premier danger, le risque du tarissement ou du rabougrissement des questions scientifiques. Ce qui fait avancer la science, c’est la théorie. Et la théorie est complètement invendable, parce qu’elle est incompréhensible à la quasi totalité du public, et même parfois des chercheurs eux-mêmes.[…]

Deuxième danger, c’est l’orientation des recherches par les commanditaires de l’expertise, qui naturellement ne sont pas redevables à la neutralité axiologique, et qui vont faire avancer leurs propres intérêts catégoriels (intérêts d’administrations, d’entreprise privée, etc.)

Troisième danger, le tarissement du débat public, parce que le chercheur est payé par le contribuable, et son rôle est naturellement de faire une recherche qui soit au service de l’ensemble de la société, et de faire connaître cette recherche. On le voit très bien sur une question d’actualité : aujourd’hui vous ne pouvez plus avoir de débat public en France sur la question très délicate de la prolifération nucléaire en Iran car ce débat est entièrement capté par experts, et que toute parole en contradiction avec ce que la toute petite communauté d’experts délivre, tout propos dissident est immédiatement stigmatisé (Munichois, défaitiste, à la solde de l’ennemi).

Quatrième danger, la remise en cause de l’indépendance. Si la recherche médicale est financée par des laboratoires privés, bien naturellement elle risque la marchandisation, et on l’ a bien vu au moment du débat sur la grippe A, mais c’est vrai aussi de la recherche en sciences sociales, par exemple, de la recherche sur les relations internationales. Tout d’abord vous avez des sujets qui sont vendables et d’autres qui ne le sont pas. De même que l’on parle de maladies orphelines, délaissées par la recherche parce que elle ne présentent pas d’intérêt pharmaceutique considérable, et bien vous risquez d’avoir des sujets orphelins. Il y a tout l’effet pervers de la mise en concurrence. Théoriquement l’idéal était quand même une mutualisation des connaissances, une certaine forme de générosité intellectuelle, et les coups de pieds dans les tibias on se les donnaient sous la table, pas de manière avérée, alors qu’aujourd’hui la concurrence, y compris celle entre universités, est érigée en règle et il faut penser Coporate, comme on nous le dit en franglais, il faut penser nos université comme des entreprises : Paris I contre Science Po. Science Po contre Paris I, par exemple. Dans le risque de la marchandisation il y a aussi le risque de la cavalerie : à partir du moment ou vous tirez des sous de votre expertise, et bien naturellement vous avez tendance à faire marcher les compteurs, et il y a une très belle définition de l’expert que nous donnait Michel De Serto dans " l’invention du quotidien " en 1980 : L’expert est comme Félix le chat, ça fait déjà pas mal de temps qu’il marche dans le vide quand il s’en aperçoit. […] Au pire il y a le risque de la prostitution politique, et le chercheur se mettant au service d’intérêts soit privés, soit politiques.

 

Nous nous acheminons vers un gouvernement des experts, qui peut être un gouvernement par les chiffres, et là il ne faut pas se leurrer sur la pertinence des chiffres. Les chiffres sont toujours construits idéologiquement et politiquement. Ils sont parfois même négociés, et l’union Européenne en est un exemple parfait. Nous avons naturellement jeté la première pierre sur la Grèce, mais nous savons très bien que tous les pays de l’union européenne, à commencer par la France, ont tripotés les critères de Maastricht. […] Gouvernement, où plutôt gouvernance, car bien évidemment on ne veux pas prononcer de gros mot s, notamment ceux de politique et de pouvoir ; gouvernance par des communautés transnationales d’experts qui échappent complément à l’ordre des valeurs, de la responsabilité ou de la représentation politique, et je crois que le principal effet du gouvernement des experts c’est la dépolitisation. Des questions éminemment politiques qui renvoient à des problèmes de valeurs, de choix politique, d’éthique, sont technicisées, restituées en chiffres sous forme d’équations, et sous des aspects d’objectivité et de non contestabilité (il est illégitime de les discuter, et si on les discute c’est qu’on est un arriéré). Nous nous dirigeons vers un ordre unidimensionnel, et c’est à dessein que je cite un très beau livre de philosophie politique, " l’homme unidimensionnel " de Marcuse, qui est bel est bien cet homme d’un monde très largement castré, déconnecté du débat politique et du débat de valeur, et je crois que c’est un des enjeux fondamental que pose la question de ce débat de ce soir. 

 

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9 octobre 2010 6 09 /10 /octobre /2010 13:15

Extrait d’une conférence donnée cet été par Hubert Reeves, dans le cadre du cycle « Aventure de la raison », organisée par Philosophie magasine.

 

(Désolé pour la médiocrité du son ; m’étant retrouvé placé pas très loin d’une ventilation).

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"Nous sommes des poussières d'étoiles"
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4 octobre 2010 1 04 /10 /octobre /2010 21:08

Toambapiks

Quoi de plus pédagogique qu’une fable pour inviter le commun des mortels à s’intéresser aux " lois " et mécanismes de l’économie contemporaine ? Comment mieux faire ressortir, derrière la mathématisation à outrance de cette science sociale et le jargon sibyllin dont se plaisent à user la plupart des experts économiques, les enjeux idéologiques qui s’y lovent ; ces partis pris vêtus de la plus descente manière ? C’est-à-dire parés des habits de gloire de l’imparable objectivité des sciences dites " dures ". Dans un domaine où se succèdent des manuels plus austères les uns que les autres, le livre de Laurent Cordonnier détonne assurément. Et c’est avec un véritable plaisir qu’on se plonge au cœur de l’histoire des Toambapiks, ce peuple perdu sur une île du pacifique. Leur économie en nature ne repose que sur la culture d’une plante unique, le Taro et ils ne connaissent ni la monnaie, ni le chômage. Mais il était fatal qu’ils veuillent un jour diversifier leur économie. Pour se faire, ils ont fait appel à un représentant du MIT, en la personne d’un jeune et brillant professeur, Jim Happystone. Ce dernier a accepté cette mission, disons par opportunisme. Sur cette île se trouvent des propriétaires terriens, les Karentoc et des ouvriers. Après quelques semaines d’observation et avoir assisté à l’inénarrable cérémonie du Walras, notre économiste propose aux Toambapiks un plan en quatre points. Sommairement : 1) diversification des cultures proprement dites, avec l’introduction de trois autres plantes. 2) Règles de mise en culture pour assurer une production homogène. 3) Création d’une monnaie, le Topik. 4) Sans oublier la banque qui va avec. La suite de la fable nous permet de d’assister à la mise en œuvre de ce plan, qui aura pour conséquence de conduire à une baisse des prix et à la disparition des profits, avec pour y remédier l’introduction de la concurrence, qui conduira notre brillant économiste en très fâcheuse posture. Ce sera l’introduction de l’investissement, proposé par la belle Kaldoc, fille du chef de village, qui sauvera notre aventurier du pire. C’est ainsi que verront le jour quatre fabriques de production d’outils et d’ustensiles divers pour augmenter la productivité des exploitations agricoles. S’en suivra un âge d’or. Mais tout à une fin, et plutôt que de conter la suite de l’histoire, avec l’introduction des dividendes, l’apparition de nouveaux commerces et la consommation de luxe, je préfère m’en arrêter ici, espérant que cette présentation incitera plutôt à vouloir lire par soi même ce livre plein d’humour et aux vertus pédagogiques indéniables, avec toute l’attention qu’il mérite ; c’est à dire avec un crayon à la main (car si le début apparaît limpide, la suite se corse et s’emballe : non pas que cela en devienne obscur, mais les rouages des mécanismes économiques ne se livrent pas sans un petit effort de calcul et de concentration. Et ce n’est qu’à ce prix (modique) que des badauds ignares en scolastique économique tel que moi, se surprennent soudain à triompher, pour avoir subitement compris le sens de la phrase : " Les salariés dépensent ce qu’ils gagnent, les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent ".

 

S’il y avait une seule chose à regretter, je dirai que seul manque à mon sens un volet écologique à cette histoire, car il me semble que l’on reste dans la logique d’une croissance matérielle dans monde idéal infini. C’est dommage, car avec une île, et ses limites, on peux se demander ce qu’aurait donné ce modèle confronté, par exemple, à quelque montée des eaux ou à une surexploitation des ressources, rendant certaines terres incultes.

 

 

Quoiqu’il en soi c’est un livre à mettre avec empressement entre toutes les mains (et qui devrait se trouver dans la liste des ouvrages de tout bon étudiant, et pas seulement de ceux en science économique)

 

    

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1 octobre 2010 5 01 /10 /octobre /2010 22:46

  Mythologies

 

Un livre dense et parfois âpre à l’autodidacte que je suis, particulièrement en ce qui concerne les deux premiers auteurs étudiés. Cependant à surmonter quelques difficultés, davantage liées à l’effort à faire pour pénétrer une matière que l’on découvre, qu’à un soucis véritable de compréhension (le livre est fort clairement structuré), on prend plaisir et se passionne à la lecture de ces " Mythologies du Xxe siècle " de Daniel Dubuisson.

 

En ce billet, je n’ai repris que la partie du livre consacrée à la figure de Georges Dumézil, dont j’avoue, qu’hormis le nom, sauf quelques vagues lieux communs, j’aurai bien été incapable d’en dire grand chose. Je livre ici, grosso modo, à quelques arrangements mineurs près, mes notes de lectures, telles que soulignées dans l’ouvrage.

Si je passe sur la partie consacrée à Claude Lévi-Strauss (non pas qu’elle soit inintéressante, mais il m’est apparu plus difficile d’en faire une synthèse), je consacrerai un prochain article à la figure controversée de Mircea Eliade. Cette troisième partie, la plus longue de l’ouvrage de Daniel Dubuisson, et dont la postface indique qu’elle fit polémique lors de la sortie de la première édition en 1993, suscitant nombreuses discussions, m’intéresse particulièrement. Je fus, en effet, admirateur des livres d’Eliade dans les années 1990. Mais chaque chose en son temps.

 

 


 Georges Dumézil (1898 – 1986)

 

 

Biographie

Pour une biographie de Georges Dumézil, je renvoie à celle très complète téléchargeable sur le site suivant :

http://www.georgesdumezil.org/

 

 " Nouvelle mythologie comparée ".

1938 : apparition des premiers fondements de la " nouvelle mythologie comparée ". Le système trifonctionnel repose sur une évidence, le fait indo-européen, associé à deux principes méthodologiques conjoints : le comparatisme et une certaine conception empirique et déductive du structuralisme. (…) Toutes ces études reposent sur cette hypothèse forte, à savoir qu’a existé, il y a environ 6.000 ans et vraisemblablement dans le sud de l’actuelle Russie, un peuplement relativement homogène tant pour la langue, les institutions que pour l’idéologie. Les langues et le un civilisations (celtique, grecque, germanique, latine, slave, hittite, etc.) représentent donc le domaine indo-européen.

Si on le compare au corpus idéal (…) Dumézil n’a finalement bâti son œuvre qu’avec l’appui et les informations de quelques textes majeurs.

A l’origine de la vocation de Dumézil, deux hommes ont sans doute comptés plus que d’autres : Michel Bréal (1832 – 1915) (" école naturalistes) et James Georges Frazer (1854 – 1941). Ce dernier exerça sur Dumézil une influence profonde, qui se situa donc, chronologiquement, entre Bréal et l’Ecole sociologique (fréquentation de l’enseignement de Marcel Mauss (1872 – 1950).

 

Le préjugé primitiviste (" école naturaliste ")

  1. 1) Un homme primitif a existé, dominé par son affectivité et la faiblesse de ses capacités intellectuelles.

  2.  

  3. 2) Ont existé aussi des langues primitives où le sens des mots, se confondait avec celui des racines verbales originelles.
  4.  

  5. 3) A existé un sens premier unique des mythes.
  6.  

  7. 4) A existé une nature première, principe originel et source de toutes les productions symboliques importantes.
  8.  

  9. Dumézil ne fut jamais séduit par les thèses naturalistes. En contrepartie, il subit profondément l’influence de Frazer (avec ses personnages fétiches, le roi, le magicien, le prêtre, le bouc émissaire). The Golden Bough, l’œuvre majeure de Frazer a été publié en 1911-1915. Frazer partageait le préjugé évolutionniste, comme la plupart de ses contemporains (plus on se pour rapprochait des origines, mieux l’on se plaçait pour saisir l’essence des choses, leur vérité primordiale.

Fin de la période Frazerienne de Dumézil Dumézil dans sa bibliothèque

Avec les deux ouvrages qu’il publia en 1934 et en 1935 (Ouranos Varuna et Flamen-brahman). Travaux scrupuleux d’un disciple brillant, empruntant au vieux maître anglais leurs conclusions et leur philosophie générales. Dumézil retrouve à la fois la sanglante victime substitutive, chargée de transmettre rituellement à la nature l’énergie régénératrice détenue par le souverain, et le " bouc émissaire "….

A la fin des années trente, Dumézil s’éloignera du frazerisme facile de ses débuts et rompra même avec lui, définitivement. Contrairement à Frazer, Dumézil travailla toujours dans un cadre précis, linguistiquement unifié, le monde indo-européen. Il n’invoqua jamais non plus une mentalité primitive et universelle, des types immuables d’évolution ni de très schématiques oppositions du type mythe / rite ou magie / religion.

 

Notion d’idéologie

Libérée de l’influence frazerienne, la pensée de Dumézil changea fut dès lors dominée par la notion controversée.

Aux yeux de Dumézil l’organisation sociale tripartie représentait un héritage préhistorique. (…) Il a la conviction qu’une " représentation " ou qu’une " conception " tripartie de la société s’interpose à ses expressions théologiques ou sacerdotales correspondantes. (…) En ce sens, la " représentation " ou la " conception " annoncent la notion d’idéologie.

Pour Durkheim une religion est un fait social. De même, Dumézil, après 1938, n’imagina plus qu’une mythologie, par exemple, fût crée par autre chose qu’une société qui l’avait vue naître. Parmi les thèses avancées par Durkheim dans les formes élémentaires…, la plus radicale, et la plus contestable sans doute, prétend que la religion fonde littéralement la société. Dans la pensée de Dumézil, l’idéologie joue certes un rôle aussi central, mais qui n’est pas du tout comparable. Il n’a pas non plus repris à Durkheim l’idée qu’une définition générale, universelle de la religion fût possible et moins encore indispensable. Il n’usa pas non plus de l’opposition sacré / profane.

 

Années 1950

" La travail avançant, je prenais conscience plus nette des possibilités, mais aussi des limites de la méthode comparative, en particulier ce qui en doit être la règle d’or, à savoir qu’elle permet de reconnaître et d’éclairer des structures de pensée, mais non pas de reconstituer des évènements, de " fabriquer de l’histoire ", ni même de la préhistoire "

" … la structure des trois " fonctions " : par-delà les prêtres, les guerriers et les producteurs, et plus essentielle qu’eux, s’articulent les " fonctions " hiérarchisées de souveraineté magique et juridique, de force physique et principalement guerrière, d’abondance tranquille et féconde "

Etant donné le nombre variable d’éléments (3,4,5 et théoriquement 6) que peut finalement compter un témoignage trifonctionnel, ensuite, les définitions assez lâches attribuées à la première fonction (la souveraineté magico- et juridico-religieuse) ainsi qu’à la troisième (santé, nombre, richesse…) et, enfin, toutes les combinaisons permises, l’exégèse Dumézilienne possède-t-elle toujours les moyens théoriques qui lui permettraient de définir en toute rigueur la référence par rapport à laquelle doivent se situer sa propre démarche et ses propres conclusions ?

Malgré toutes les précautions dont elle s’entoure, la méthode comparative mise au point par Dumézil présente néanmoins un défaut constitutif. Pour qu’une comparaison soit menée, il est indispensable de définir une sorte de norme qui permettra de dire si les termes retenus pour cette comparaison sont pertinents.

L’édifice dumézilien, s’appuie sur au moins deux présupposés contestables. Admettre a priori que le cas indien (védique et post védique) représentait bien la situation préhistorique commune à tous les peuples indo-européens. Admettre ensuite que la nomenclature indienne, élevée à la dignité de référence absolue, désignait effectivement des classes sociales et socioprofessionnelles (prêtres, guerriers, et éleveurs-agriculteurs, et non simplement des ordres, des états ou des statuts très généraux.

Qu’à donc ajouté Dumézil aux formes sommaires de comparatismes ?

  1. 1) Ne pas comparer des faits isolés, séparés et vaguement ressemblants, mais des ensembles articulés et structurés afin de dégager " une série, suffisamment originale, d’éléments soutenant entre eux des relations homologues " (1941)

  2.  

  3. 2) Recourir sans remords à la transgénéricité, puisque le comparatiste " doit se préparer à utiliser les structures homologues à quelque niveau de sa matière qu’elles se présentent (1966)

 


 

Notes éparses

  • * Certains texte indiens, tel le çatapathabrâhmana, n’hésitent pas à proclamer qu’entre les éléments du tiers-état l’aristocratie doit entretenir une certaine discorde afin de garantir le maintien de sa propre prééminence.

  •   

  • * Classifications sociales élaborées, en Inde, à la fin de la période védique. Aux trois termes connus (brâhmana, Kshatriya et vaiçya) s’ajoute en ce cas un quatrième élément, le çûdra (ou serviteur). Il faut bien comprendre ici que la tétrade s’analyse ici en 3+1.  
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24 septembre 2010 5 24 /09 /septembre /2010 23:38

 Naissance de la figure

Il est des livres dont jamais on ne se lasse ; et dont après une lecture exhaustive on prend toujours plaisir à revenir y butiner quelques nourritures de premier ordre - quand ce n’est pas juste pour se plonger en la contemplation des moult illustrations qui font bien davantage que servir simplement le texte.

 

La Naissance de la figure de Jean-Paul Demoule, publié chez Hazan en 2007 est de cette sorte. C’est décidément un beau livre. Dans un style direct et captivant l’auteur nous convie à une pérégrination remontant aux temps immémoriaux. Voici quelques lignes de l’avant-propos pour planter partie du décors et susciter l’envie de s’y plonger sans réserves : 

  

Le monde des images humaines n’a que 35 millénaires. Deux thèmes y dominent d’emblée : la femme nue et, surtout, les animaux. La femme nue est représentée pour ses caractères sexuels. Elle n’a pas ou peu de visage. La représentation est déjà symbolique, et l’encadrement symbolique et social de la sexualité une préoccupation visible. La suite de cette histoire d’images se confond avec celle des formes sociales. Il y a environ 11.000 ans apparaissent les premières sociétés agricoles sédentaires, qui débouchent ensuite sur les premières hiérarchies sociales et leurs figures de pouvoir. Ces société déjà inégalitaires évoluent à leur tour rapidement…. "

 

Les magnifiques photographies accompagnant l’ouvrage sont de Erich Lessing (je n’en ai mis aucune dans ce billet, afin de ménager l’envie d’y voir par soi-même – Les quelques illustrations ici proviennent de la toile.

 

Enfin, puisqu’il que ce fut l’écoute de l’émission consacrée à l’archéologie sur France culture, " Le Salon Noir " du 26 décembre 2007 qui me donna l’envie d’acquérir ce bijou je ai mis ci-dessous une transcription fidèle au mieux.

 


 

biface cordiformeL’émergence de l’esthétique…

On peux faire remonter l’esthétique avec les premiers bifaces, qui dès 500.000 ans avant notre ère on une forme qui est inutilement symétrique. (…) Depuis quelque temps on parle de coquillage perforés, qui auraient été retrouvés dans des niveaux anciens, notamment en Afrique du sud, et qui seraient datés de 80.000 ans et qui témoigneraient d’une certaine parure du corps, qu’on va avoir en Europe de manière certaine à l’extrême fin de l’existence de l’homme de Neandertal, il y a 30 ou 40.000 ans où on a des parures qui sont certaines.

       

L’existence des premières représentations humaines (controversées)…

Il y a au moins trois statuettes qui sont régulièrement invoquées comme ayant pu être fabriquées par l’homo Erectus il y a 3 ou 400.000 ans. (…) Cela semble plus des bizarreries de la nature. D’ailleurs les préhistoriens qui les exhibent, disent que oui il y aurait eu une bizarrerie au départ mais elles auraient été retravaillées par l’homme. Cela fait beaucoup penser à ce que Boucher de Pertes avait publié en son temps, et qui avait contribué à le décrédibiliser alors qu’il avait fait des vraies découvertes, mais il collectionnait des morceaux de silex un peu bizarres, il appelait ça des pierres – figures, et il était totalement dans le faux. Ces idées là sont aussi anciennes que la préhistoire.

  

 Ne faut-il pas aussi souligner l’aspect funéraire, premier lieu d’expression d’une forme de symbolisme ?  

Oui, parce qu’on aurait, il y a 300.000 ans en Espagne à Atapuerca dans une doline, trouvé un certains nombres de squelettes d’homo Erectus. Donc d’une part cela serait l’un des premiers cimetières – visiblement les corps ont étés posés les uns après les autres, ce n’est ni un charnier ni un accident – et en plus il y a un magnifique biface, qui n’a pas servi et qui est d’une très belle pierre rouge. Donc on a envie de l’interpréter comme une offrande. Donc déjà un premier rapport à la mort, que les animaux n’ont pas, qui y compris les primates abandonnent leurs morts, un point c’est tout. C’est un premier rapport à la mort qui ne va devenir certain qu’avec les derniers néandertaliens entre 100.000 et 30.000 ans avant notre ère, où là on a réellement des vraies tombes, et même des dépôts : des cornes de bouquetin, des fleurs qu’on a pu mettre en évidence grâce aux pollens. (….) Les morts sont déjà quelque chose pour les vivants. Est-ce que c’est déjà une croyance en l’au-delà, c’est moins sûr ; en tout cas il y a ça.

  

   

D’un coup d’un seul le génie semble surgir. Ce génie qui apporte brusquement la lumière au fond des crânes et des cavernes… Nous voici vers 40.000, 35.000 ans…  

Il y a toujours une espèce de créationnisme rampant dans la vision qu’ont les préhistoriens de l’évolution de l’homme. On a du mal à se faire à l’idée que cela serait très progressif. On a effectivement ces premières formes d’art, avérées vers –35.000 ans avec les premiers homo sapiens sapiens en Europe , et on prétendrait que cela serait tout d’un coup. (…) J’ai plutôt tendance à penser qu’il y a une évolution lente et continue, et de la morphologie humaine, et du psychisme, et qu’on a déjà auparavant des formes de symbolisme avec les bifaces, avec les premières tombes, et que ça continue, d’ailleurs certaines des premières formes d’art reconnues sont encore relativement fugaces.

 

Rhinoceros - Grotte Chauvet   

 

 

Partageons-nous avec ces populations préhistoriques la même notion d’art ?

Non pas du tout. Ce que nous appelons art maintenant, c’est une activité qui est complément séparée du reste. Il y a des marchands, des galeries, des musées d’art. Au contraire dans les populations traditionnelles il n’y a aucune différence. De même qu’il n’y a pas de différence entre le religieux et le laïc. Le monde est habité de puissances, quelques soit les croyances et leurs formes. De même il y a une série des objets qui vont être beaux, que ce soient des objets effectivement à vocation de commerce ou de la vie quotidienne. A l’époque préhistorique on va faire des très beaux harpons qui n’ont d’autre fonction que utilitaire, et c’est seulement à époque récente, avec les premiers états, il y a 3.000 ans, et encore plus avec nos sociétés industrielles modernes, que l’art devient totalement séparé, et que par contre coup le quotidien est moins mis en valeur.

 

Quelle serait la première représentation humaine retrouvée et assurée en Europe ?

Actuellement il y en a deux : la plus ancienne serait la vénus dite de Galgenberg, en Autriche. C’est une plaquette en roche verte qui était un peu découpée. On l’interprète comme féminine parce qu’il y a quelque chose qui évoque un sein. Elle a le bras levé, elle semble danser, mais c’est quand même très frustre ; elle fait a peu près 7-8 cm. L’autre c’est une statuette cette fois en ivoire qui a été trouvée dans le Jura Souabe et qui représenterait une femme – lionne d’a peu près une trentaine de cm. Elle est en très mauvais état. On est aux alentours de 30.000 ans avant notre ère. Et dans le cas de la deuxième découverte, c’est cette association entre femme et sauvagerie qui est relativement intéressante, et qu’on va retrouver de manière indépendante à d’autres moments.

  

 Cela montre déjà une sorte de mythologie assez complexe…

 Ce sont les deux premières représentations humaines, mais dans le Jura Souabe on a également quelques représentations animales. Et ensuite pendant toute la période dite du paléolithique, là où l’homme vit de chasse et cueillette entre 30.000 et 10.000 avant notre ère, ce sont quand même les animaux qui sont majoritairement représentées. Les rares êtres humains sont en général des femmes.

 

 A propos de la représentation des animaux sauvages…

On a longtemps pensé, comme Leroy Gouhan, qu’il y a un couple dominant dans les représentations des grottes, qui est l’opposition du cheval – taureau, ou cheval – bison. Et les animaux dangereux à l’époque de Lascaut, il y a 15.000, 20.000 ans sont minoritaires et rejetées dans les périphéries de la grotte. Or là aussi bien dans le Jura Souabe dans ce qui est représenté, les lionnes, puis sinon des félins des mammouths, que dans la grotte Chauvet, si les dates sont bien exactes, c’est à dire entre 28.000 et 30.000 ans, on a une majorité d’animaux dits dangereux : rhinocéros, félins. Deux tiers de tous les rhinocéros connus peints, gravés en Europe, sont dans la grotte Chauvet.

  

 La grotte au visage, vers 25.000 ans (grotte de Vilhoneur – Charente - découverte en 2005).visage chevelure - Vilhonneur

Oui, il y avait une espèce de curiosité naturelle, une stalactite qui évoquait un visage triangulaire et puis une chevelure tout autour, et ils ont dessinés effectivement des yeux et un nez. C’est une sorte de rencontre entre la nature et la culture qui existe dans d’autres cas, où on a utilisé des mouvements de la paroi pour figurer des animaux. Une fente de la paroi relativement suggestive qui a été peinte en rouge et qui évoque explicitement un sexe féminin. Donc cette relation existait déjà. Mais là, c’est intéressant car c’est un des premiers visages, et il a été fait dans ces circonstances.

 

 

 Le Gravettien (entre 20 et 25.000 ans) est plus connu pour ses vénus aux formes surabondantes  

Oui à partir de 25.000 ans on a ces fameuses vénus dont on connaît plusieurs dizaines, où les traits sexuels sont exacerbés, les seins débordants, les fesses, etc. En revanche le visage est pratiquement absent, à deux exceptions près, et comme Leroy-Gouhan l’avait montré, c’est le même canon esthétique, ce sont les mêmes façons de représenter à l’intérieur d’un losange et une forme centrale qui s’inscrit dans un cercle : c’est la même chose du Périgord jusqu’à l’Ukraine. Il faut se rappeler qu’à cette époque toute la moitié nord de l’Europe est couverte de glace, et ce qui reste est la moitié sud, près de la méditerranée. Donc ça suit le front de glace, et de manière systématique, évoquant des relations de proches en proches, une communauté culturelle sur un territoire extrêmement vaste. Cela implique qu’il existe un code fort, et qu’il ne s’agit pas, comme on l’a souvent proposé, d’hommes qui dans l’obscurité de leur grotte sculptaient les formes de leurs compagnes bien aimées, car elles auraient été bizarres les compagnes en question, et cela ne correspond pas aux squelettes qu’on a trouvés, ou alors que cela serait une espèce de déferlement de la sexualité bestiale à l’état brut, toujours dans l’obscurité des cavernes. C’est au contraire quelque chose de très réglé.

 

   

Ces femmes représentées nues dans un climat glaciaire, tendent à montrer que la sexualité est une question centrale… 

Venus WillendorfL’espèce humaine est la seule où la sexualité puisse être continue. (….) et se trouve confrontée à cette question. Cela signifie que la sexualité est une menace permanente pour la société. Si on regarde les plus anciens textes connus, la sexualité, même si on n’a pas envie de le voir, est centrale. La guerre de Troie commence par une histoire d’adultère. Il est évident que les société humaines avaient à se représenter ça et faire front avec ce problème. Le fait de représenter des femmes, le fait d’avoir ces canons très représentatifs, quelque soit ensuite les formes d’utilisation, les rituels qui les accompagnaient, est une manière de symboliser et d’encadrer la sexualité.   

 

La bestialité des commencements n’est qu’un pur fantasme de préhistorien ?

Oui. C’est au XIXe siècle. C’était l’idée qu’au début c’était des copulations désordonnées au fond des grottes. C’est la représentation qu’on avait. La première statuette féminine trouvée, qui était récente, plutôt d’époque magdalénienne, dans la grotte de Logerie, avait été appelée vénus impudique, parce que elle était nue. Les préhistoriens, qui étaient tous des hommes projetaient leurs propres problèmes sur les hommes préhistoriques.

 

 

 Ne peut-il pas s’agir pour vous des déesses mères représentant des sociétés matriarcales ?

Non, c’est toujours le même fantasme qui remonte. C’est le cas notamment d’un historien des religions allemand, qui avait écrit un livre sur le matriarcat. C’était l’idée qu’au début les femmes avaient le pouvoir, et que c’était des société féminines avec des sexualités un peu incontrôlées. Et puis après, c’étaient devenues des sociétés patriarcales. De manière très curieuse, cela se retrouve dans beaucoup de mythologies du monde, et c’est une justification en fait de la domination masculine de dire : avant c’était les femmes, mais cela se passait tellement mal qu’on a été obligés de prendre le pouvoir. De manière très paradoxale les féministes se sont emparées de ce mythe pour le reprendre selon leur propre vue. (…) On connaît 10.000 types de sociétés humaines, et il n’y en a aucune où les femmes aient le pouvoir.

   

Quant à la dénomination de vénus…

Pour arriver à les assimiler, vu qu’elle étaient d’une nudité très violente, provocatrice, à partir du moment où c’était vénus, un mot latin, c’était mis dans la grille de l’antiquité gréco-romaine qui était l’archéologie noble, celle qu’on apprenait et qu’on voyait au musée du Louvre. Elle devenaient assimilables, mais ce n’était pas indifférent parce qu’elle devenaient des déesses, des sortes de déesses mères des premiers commencements. D’ailleurs si on regarde la plupart des religion, bien sûr il y a des figures féminines, y compris dans le christianisme, mais quand même, c’est toujours des figures masculine qui dominent les panthéon

 

Vous restez fidèle à cette perception sexuée des animaux : cheval, mâle, bison femelle ?  

Oui, je trouve que le travail de Leroy-Gouhan était très rigoureux. Chaque génération veux se positionner par rapport à la précédente en disant le contraire. Ce que montre Leroy-Gouhan est vérifiable. C’est à dire que les associations, les oppositions qu’il a mis en évidence résultent d’un travail statistique rigoureux. Les figurations masculines associées aux chevaux et les figurations féminines associées aux bovidés, on supposer que c’était l’inverse, mais en tout cas il y a une structure d’ensemble qui est distincte de l’interprétation.

 

 La sédentarisation, il y a environ 10.000 ans…L’agriculture, la domestication…  

Cet archéologue français (Jacques Cauvin) a émis l’idée que pour domestiquer les animaux il fallait avoir un changement de regard. Ne plus accepter la nature et être une sorte de parasite, en tuant les animaux et ramassant les plantes, mais vraiment la dominer la contrôler. Pour lui, qui avait une formation de philosophe, il a d’abord fallut qu’il y ait un changement de vision. (…) Je continue à penser que ça n’explique pas forcément quelque chose, ça continue à avoir un aspect révélation brutale, alors qu’il y a des formes de domestication chez le chasseur cueilleur, qui domestique par exemple le chien à partir du loup. Par conte effectivement on voit apparaître les figures de la femme et du taureau – de bêtes sauvages également, vers le néolithique. Et comme l’avait dit Cauvin, dans les grandes religions orientales on a effectivement cette opposition entre une déesse – mère et le principe mâle incarné par un taureau. Ca se met en place là.

   

L’émergence du guerrier…  

A la fin du néolithique on voit apparaître les premières différentiations sociales qui se voient dans les tombes : il y a les tombes et les tombes pauvres. On voit apparaître la guerre, même s’il y a toujours eu de la violence ; il y a des agglomérations qui se fortifient. Peu de temps après, la représentation dominante de la femme disparaît. Il y a une période où il ne se passe pas grand chose entre 2000 et 3000 avant notre ère, et puis on voit tout un système nouveau qui se met en place avec la représentation du guerrier et du pouvoir. (…) Les sociétés inégalitaires de l’âge du bronze et l’âge du fer vont déboucher de manière accélérée au proche orient et sur les premiers états du monde, il y a 5.000 ans (Egypte, Mésopotamie) et en Europe un peu plus tard, à l’âge du fer – 700, en Grèce, en Italie et en Espagne. Et là ce ne sont plus ces simples chefferies mais des états, qui se manifestent dans des nouvelles figures qui affirment à la fois le roi, l’empereur, les dieux, un panthéon très hiérarchisé, et un art d’état.  

    

Char hittite

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12 septembre 2010 7 12 /09 /septembre /2010 20:55

Origine de la guerreJe ne sais s’il faut faire coïncider les origines de la guerre, entendue comme conflit organisé, avec la sédentarisation de l’espèce humaine, puis sa généralisation, à l’avènement de l’âge du bronze, avec la constitution de groupes sociaux plus larges. Toujours est-il que si notre espèce (hommes modernes) apparaît il y a de cela environ 120 000 ans (2) les premières traces de guerres ne remonteraient, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’environ 4000 ans, avant notre ère (3). Non pas que la violence fut exempte au sein des groupes humains auparavant, et les traces de quelques massacres collectifs, remontant à plus de 10.000 ans avant JC l’attestent, mais du moins aurait-elle été fort circonscrite et occasionnelle. A cela on peut, sans doute, donner une explication purement démographique (4), mais c’est largement insuffisant, et comme l’indique Pascal Picq, pour évoquer les relations entre Cro-magnon et Neandertal : « Sans nier l’évidence de conflits parfois mortels, il a bien fallu des relations plus pacifiques pour expliquer ces transferts culturels »(5) entre ces deux groupes d’hommes dont ont sait aujourd’hui qu’ils mêlèrent, outre des techniques et savoirs faire, quelques gênes. D’autre part, je n’ai jamais souscris aux thèses extrêmes ; la réalité est toujours plus complexe et plus nuancée que ne l’échafaudent les spéculations, idéologiquement orientée, des philosophes. Ainsi, en la matière, ce n’est ni vers Hobbes et son : « l’homme est un loup pour l’homme », ni en direction de Rousseau avec son mythe du bon sauvage, vers qui il faut se tourner, mais bien du côté de l’éthologie. L’homme, à l’instar de ses cousins panidés, est un animal territorial. Et à la tendance à former des groupes hiérarchisés, à l’instinct d’appropriation et de reproduction, il partage avec les grands singes la conscience de soi, l’art de l’imitation, de se mettre à la place d’un congénère (capacité d’empathie), de manipuler, d’afficher ou de camoufler ses intentions, de mentir, et, aptitude cruciale ; d’être apte à se réconcilier (6). Et plutôt que conjecturer sur un « propre de l’homme » aux contours inconsistants, constatons qu’entre Sapiens sapiens, si mal nommé deux fois sage, et les animaux, comme l’a sans ambiguïté démontré Montaigne dans le chapitre XII du livre 2 des Essais (7), il n’y a pas une différence de nature, mais de degré. Contre Descartes, les libertins érudits sauront s’en souvenir. La science leur donne raison. « Les animaux ont inventé la société. Les humains en ont inventé de nouvelles formes reposant sur l’imaginaire collectif. Charles Darwin et Emile Durkheim ne sont pas contradictoires : ils se complètent » (8).

 

Mais trêve de digressions, et entrons désormais de plain-pied dans les sociétés humaines. Lucrèce un siècle avant notre ère écrivait déjà :

 

« Ce qu’on a sous la main, si nous connaissons

Rien encore de meilleur, suffit à nous combler ;

Mais qu’on découvre alors quelque chose de mieux,

Le nouveau tue l’ancien, nous dégoûte de lui » (9) 

 

Depuis lors, rien de neuf sous le soleil. Et avec l’avènement du capitalisme, la généralisation planétaire du « doux commerce », et le mythe de la « main invisible du marché » en lieu et place de la volonté divine, nous n’assistâmes qu’à une mise en équation de nos pulsions les

plus primitives – les lois de l’économies singeant en cela les sciences mathématiques (10). Enfin, né dans les années 1980, dernier avatar de nos sociétés post-modernes, le néo-libéralisme ne fit que pousser à son paroxysme, à l’échelle mondiale, la brutalité absurde des rapports sociaux, en la justifiant par la  pseudo-science du « darwinisme social », bâtie sur une mécompréhension totale des thèses de l’auteur de « L’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle », pour qui, chez l’homme, l’adaptation au milieu se trouve tout autant adossée - sinon davantage - sur la coopération que sur l’esprit compétition.

 L'équilibre et la main invisible du marché

 

Aujourd’hui, « le but de ce qu’on nomme couramment, faute de mieux, le système économique, n’est pas la satisfaction des besoins. (…) Le but du jeu est l’accroissement infini du capital : faire avec de l’argent, plus d’argent. (…) « Our business is not to make cars, our business is to make money » (…) Ce n’est pas en baissant les prix des produits existants que l’on va accroître le profit, mais en en lançant de nouveaux. (…) Mais bien sûr, ce sera de courte durée : bientôt, les concurrents vont l’imiter. (…) Par conséquent, l’innovation perpétuelle est une condition nécessaire à l’accroissement du capital. C’est ce que Schumpeter nommait la “destruction créatrice” » (11).

 

Ajoutons un petit mot sur le désir mimétique de René Girard (" nous désirons un objet parce que le désir d’un autre nous le désigne comme désirable ") : il présente d’incontestables affinités avec la thèse de la " consommation ostentatoire ", défendue par l’économiste de la fin du XIXe siècle, Thorstein Veblen. Pour ce dernier, dans nos " sociétés de loisir ", les mécanismes sous-jacents poussant à une consommation toujours plus effrénée, proviennent pour l’essentiel de motivations relevant de la vanité et du désir de se démarquer de son voisin : « La possession de richesse est restée le moyen de la différenciation, son objet essentiel n’étant pas de répondre à un besoin matériel, mais d’assurer une « distinction provocante », autrement dit d’exhiber les signes d’un statut supérieur » (12).

 

On le sait bien, dans un monde fini, une croissance infinie est impossible. A l’heure du dérèglement du climat causé par l’homme ; à l’heure où le pic pétrolier est en passe d’être atteint, si ce n’est déjà fait ; à l’heure de l’effondrement terrible de la biodiversité, au point que certains évoquent déjà la sixième extinction ; à l’heure où commence à se faire sentir le manque de métaux précieux nécessaires pour le bon fonctionnement de nos économies (13), « la course à la distinction pousse à produire bien davantage que ce requérrait l’atteinte des « fins utiles » : « Le rendement va augmentant dans l’industrie, les moyens d’existence coûtent moins de travail, et pourtant les membres actifs de la société, loin de ralentir leur allure et de se laisser respirer, donnent plus d’effort que jamais afin de parvenir à une plus haute dépense visible (…) l’accroissement  de la production et le besoin de consommer davantage s’entre provoquent : or ce besoin est indéfiniment extensible » En effet, il ne s’arrête jamais : repensons à nos milliardaires. Qu’acheter, quand chacun a son avion décoré de bois précieux et de marbre ? Une collection d’objets d’art. Une fusée. Un sous-marin. Et ensuite ? Une villégiature sur la lune. Autre chose toujours, car la satiété n’existe pas dans la compétition somptuaire » (14).

 Explosion finale

Rappelons enfin la fragilité de la planète : « Ramenée à un globe terrestre d’un mètre de diamètre, l’épaisseur moyenne de la biosphère serait de moins de un millimètre. Des trois éléments physiques qui la composent, l’océan, l’atmosphère et la surface de continents, l’atmosphère est la plus fragile (…) C’est dans cette piscine peu profonde que barbotent, sans beaucoup de précaution, plus de six milliards d’hommes et leur technique» (15).

 

Et à ceux qui, nombreux je n’en doute pas, seraient tentés de taxer cette prose de pessimiste, pour reprendre le reproche qui fut adressé en son temps à André Lebeau lors de la sortie de son livre « L’enfermement planétaire », il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’un constat n’a pas à verser dans l’optimisme, ou son contraire ; sauf à vouloir s’illusionner.

 

 

« Nous refusons de croire ce que nous savons », dit Jean-Pierre Dupuy. Espérons qu’il se trompe. Car nous sommes bien entrés dans l’anthropocène…

   

 


 

(1) Néologisme. Consummation : "XVe s. « destruction » : Faire cuire et bouillir jusques à la consumation ». Consumer : User, détruire progressivement une chose par altération ou anéantissement de sa substance. Ainsi ce terme lie, de manière propice, la consommation à un acte de destruction. Il renvoie aussi à cette métaphore, où la Terre est vue comme une immense marmite posée sur le feu. L’inertie en est très grande. Et tant que l’eau ne bout pas on s’imagine que rien ne passe. Lorsque enfin l’ébullition se manifeste, il est trop tard.

 (2) Pascal Picq, Au commencement était l’homme P 178.

(4) http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pop_0032-4663_1987_num_42_6_16996   « La population préhistorique de la France, Essai de calcul par la méthode de Peyrony », Jean-Noël Biraben , Claude Lévy : « Avec de telles densités, la France aurait eu, à l’époque moustérienne, 16.000 habitants répartis en une quarantaine de tribus… »

(5) Pascal Picq, op cité, P 164.

(6) Pascal Picq, op cité, P 23.

(7) MONTAIGNE - Essais - Livre II Chapitre XII Apologie de Raimond Sebond. http://www.site-magister.com/prepas/montess2.htm

(8) Jean-François Dortier, L’homme, cet étrange animal, P 307. Livre excellent, sous titré « Aux origines du langage, de la culture et de la pensée », dont je recommande lecture.

(9)Lucrèce V 1412-1415. Traduit par André Comte-Sponville, Le miel et l’Absinthe.

(10) « Que l’économie soit un peu, ou beaucoup mathématisée, n’a évidement rien à voir avec son caractère scientifique. La mathématique, dit Bertrand Russel, consiste en tautologies et ne prétend pas prouver autre chose que : « un quadrupède est un animal à quatre pattes ». (…)  Les économistes adoptent la physique newtonienne et n’en sortent plus. Ils sont heureux de leur causalité, de leur déterminisme, ils utilisent le calcul différentiel et expriment la « tendance naturelle » des marchés à aller vers l’équilibre. (…) Voila nos premiers économistes « scientifiques »… Des copistes, pour ne pas dire pire. Ils construisent une physique sociale, où la société est composée d’individus autonomes, rationnels, cherchant à maximiser « l’utilité ». (…) L’équilibre de la mécanique classique est un équilibre du retour à l’équilibre, d’une science qui ignore le temps. (…) Malheureusement, la plupart des phénomènes physiques, sont irréversibles. Les gens ne rajeunissent pas. Les forêts primitives ne repoussent pas. Les bûches consommées ne refont pas des arbres… On ne revient pas de la mort à la vie… ». Bernard Maris, Antimanuel d’économie, livre 1.

(11) Guillaume Paoli, Eloge de la démotivation, p 77-78.

(12) Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, P 77.

(13) Voir à ce propos la conférence de Jean gadrey, crise écologique et crise économique http://aevigiran.over-blog.com/article-jean-gadrey-crise-ecologique-et-crise-economique-50238672.html

(14) Hervé Kempf, op cité, P80 (il reprend, dans cet extrait, pour part Thorstein Veblen)

(15) André Lebeau, L’enfermement planétaire, P 37.

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6 septembre 2010 1 06 /09 /septembre /2010 09:56

Foire aux moulesDimanche ensoleillé ; paisible tandis que la frénésie accapare bien des esprits. Incessant va-et-vient de la foule innombrable, au loin sur l’autoroute. Tant la braderie de Lille attire de désœuvrés… On se rue sus à l’événement sans trop savoir pourquoi ; par habitude, par nécessité de s’affairer. Il m’est arrivé, plus jeune, de céder aussi, plus qu’à mon compte, à l’injonction impérieuse de ce bougisme pathologique ; encore que je trouvais là quelques motifs bien déterminés qui pouvaient faire illusion. Mais ces intérêts évaporés, après une ou deux tentatives où je n’éprouvais plus que lassitude un peu triste, un sentiment d’absurde tenace, je suspendis le rituel adoré jadis. Cependant, je doute fort que la plupart de ces millions de gens, rassemblés en grappes immenses et poussés sans discontinuer dans les rues par de nouveaux contingents de badauds frénétiques déversés par les bouches du métro, aient encore de bonnes raisons de souscrire toujours à cette messe gargantuesque ; sauf à justifier de la sorte un sentiment d’intense vacuité.

 

Ce que je ne savais pas, c’est que l’origine de cette braderie de Lille était à chercher au moyen âge. Et si, par manque de documents on ne peut pas véritablement en dire beaucoup plus, sauf à broder, il est au moins attesté que cette manifestation se transforme peu à peu " en vide-grenier au début du XVIe siècle, lorsque les domestiques obtinrent le droit de vendre les objets usagés de leurs patrons entre le coucher et le lever du soleil "(1). Depuis lors, les temps ont bien changés, et entre les camelots itinérants professionnels, les enseignes de grande distribution qui trouvent là prétexte à ouverture dominicale et autres patentés vendeurs de babioles produites industriellement, bien hardi ceux parviennent encore aujourd’hui à dégotter l’objet rare sorti tout droit du grenier de grand-mère. Après, on peut bien déplorer, comme ce chroniqueur en 1873, " que l'esprit braderie est en train de disparaître ". Mais encore eut-il fallut qu’on définisse et fixe cet esprit ; entreprise vaine s’il en est.   

 

Ce qu’arbitrairement je retiens quant à moi, c’est ce tableau de Watteau, achevé en 1800, avec Lille représenté beau comme Venise. Méfions-nous ainsi des représentations idéales. Et pour les amateurs d’histoire et de chiffres, je renvoie à la source cité en note de bas de page.

Watteau---Braderie-de-Lille.jpg

 

Enfin, face à ceux, et ils sont légion, qui la larme à l’œil invoqueront toujours la mémoire d’un événement populaire, une belle tradition à préserver, où la convivialité embrasse la bonne humeur sur la bouche – à croire qu’ils n’ont jamais croisé ces viandes avinées roulant dans les caniveaux sur les débris des bouteilles qu’ils ont fracassés, il se trouvera toujours quelques grincheux dans mon genre pour casser l’ambiance ; d’invétérés fâcheux, donneur de leçon et soupçonnés de misanthropie. Que les thuriféraires de la foire aux moules se rassurent, la " tradition ", surtout si elle fait de l’argent, gagne toujours. Et à l’instar de ces défenseurs à courte vue du Paris – Dakar, se presseront ici cohorte de doctes analystes pour démontrer que l’affluence et le regain d’intérêt pour ce qui n’est plus qu’un un monstrueux supermarché à ciel ouvert, transformant chaque année le cœur de Lille en grosse poubelle, est la conséquence directe de la dénonciation radicale de la société de consommation.

 

Permettez-moi juste d’en rire avant de m’en retourner à mon jardin, où, dans l’alentour du soleil, haut dans le ciel, une buse cherche – et trouve – des courants ascendants tandis que des bandes d’hirondelles de cheminées tournoient en piaillant, fébriles au dessus de mon toit. Ca sent le départ pour la grande migration…. Et oui, aujourd’hui je ne sacrifie pas au salariat, puisque la seule retombée directe pour moi de cette orgie lilloise, c’est que le lundi suivant la braderie m’est un jour férié. Un avantage acquis comme on dit… Ah ces vertu de la tradition !

  RueFaidherbe - Braderie de Lille 2005 (cliquer sur l'image pour la source)


 

(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Braderie_de_Lille

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29 août 2010 7 29 /08 /août /2010 09:52

Petit extrait de la troisième conférence d’Hubert Reeves donnée fin juillet 2010, dans le cadre du cycle « L’aventure de la raison ».

Il répond ici à la question d’un auditeur : « Quel âge à l’univers, et comment fait-on pour le dater ? ».

.

(Désolé pour la médiocre qualité sonore – Je me suis trouvé malencontreusement proche d’une ventilation. Mais je pense l’extrait fort intéressant, et les explications d’Hubert Reeves, comme toujours, d’une formidable clarté).

.

Sur le site d’Hubert Reeves vous trouverez par ailleurs, parmi tant d’autres choses, la transcription des textes de ses chroniques sur France Culture qui ont été diffusées de septembre 2003 à juillet 2006.

Cette très belle série de causeries s’est intitulées : « Dialogues du ciel et de la vie ».

Elles ont données lieu à deux volumes, que je ne saurai que trop conseiller, publiés au seuil. Le premier volume s’intitule « Chroniques du ciel et de la vie ». Quant au second, édité en 2007, son titre est « Chroniques des atomes et des galaxies.

Si, dans ces causeries, une belle part est faite aux questions d’astrophysique, Hubert Reeves, avec  toujours une grande humanité, y aborde aussi des questions écologiques et sociétales.

www.hubertreeves.info

 


 

La ligue dont Hubert Reeves est le président est une association nationale (régie par la loi de 1901) reconnue d'utilité publique et agréée par le Ministère de l’Ecologie au titre de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature.

  Ligue ROCSes objectifs prioritaires sont :

§       * préserver la faune sauvage
         * faire reconnaître le statut d' "être sensible" à tout animal, et en premier lieu aux mammifères et aux oiseaux,
         *  défendre les droits et intérêts des non-chasseurs.

 

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  Vidéo glanée sur la toile, fort intéressante :

 

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17 août 2010 2 17 /08 /août /2010 07:42

Titre philoEloge de la démotivation 

(Partie 2 - Marchés obligatoires)

 

 

                       Guillaume PAOLI
                                      Lignes, 2008

Notes de lecture

De petites fiches de lectures sans prétention ; mais utiles pour se remémorer les grandes lignes d’un ouvrage. Recopie de passages et synthèse tout à fait subjective.  


  

J’inverse ici l’ordre du livre et propose tout d’abord un large extrait de cette illustration magnifique - et facilement transposable - proposée par Guillaume Paoli, a propos de la logique l’extension infinie des marchés : Faut-il faire payer ses invités ? Cruel dilemme sans doute pour les âmes libérales… (Une simple petite requête sur la toile suffit à voir que l’auteur a mis dans le mille au sens propre comme au figuré)

Viennent ensuite mes notes de lecture du chapitre « Marchés obligatoires ». La théorie après l’exemple en quelque sorte.


 

 

Faut-il faire payer vos invités ?

 

InvitationTout rapport mettant en jeu deux individus au moins peut être interprété en terme de service. Il ne serait jamais, dans les époques passées, venu à l’idée de personne que tous les aspects de l’existence humaine puissent être conçus comme autant de marchés au sein desquels chacun se trouve en concurrence avec tous les autres. Mais dès qu’un nombre suffisant d’ « acteurs » interprètent leurs propres rapports comme étant soumis à ce modèle incontournable, tous le seront effectivement. Prenons, pour illustrer cela, un cas qui reste en encore extérieur à l’emprise du marché : celui, ordinaire, d’un cercle de connaissances qui s’invitent à tour de rôle pour un apéritif, un repas ou une fête. Evidement il ne viendrait à l’idée de personne de faire payer à ses convives le prix des boissons et aliments consommés, augmentés de la « prestation » que constitue la mise à disposition du logis, le temps passé aux préparatifs, l’occasion offerte à des gens de se rencontrer, etc. L’esprit répugne à la seule idée qu’on puisse agir de la sorte (à espérer). Cela serait manquer aux principes les plus élémentaires de l’hospitalité et de la générosité…

 

Cependant, il est facile de démontrer que faire payer ses invités est tout à fait cohérent du point de vue comptable. Des frais ont été engagés, du temps investi, il faut les amortir. Bien sûr, vous pourrez rétorquer qu’une invitation incite chaque convive à rendre la pareille et que donc, finalement, il s’agit d’un jeu à somme nulle dont chacun profite à tour de rôle. Ce faisant, vous vous enferrez davantage, car je vous répondrai alors : voilà qui prouve bien que cette prétendue générosité n’est qu’une hypocrisie. J’ai adopté ici le point de vue de la personne invitante. Mais je peux me mettre aussi à la place du convive. Je me demanderai par exemple : suis-je certain que cette invitation est vraiment désintéressée ? Une fois le soupçon émis, il faut dissiper l’équivoque. c’est simple : en le payant, je suis quitte de toute obligation ultérieure. L’invitation entre ainsi dans le cadre d’un rapport contractuel à durée déterminée, et je conserve mon indépendance. Commençant à désespérer  de me ramener à la raison, vous vous écriez alors : « mais enfin, il y a des choses qui se font avec des inconnus, mais pas entre amis ! » Cet argument peu être aussi aisément retourné : n’inviter que des amis chez soi n’est pas une liberté, mais une limite. En faisant payer l’entrée de mon domicile, je peux me permettre de recevoir des étrangers, j’élargis par là les possibilités de rencontres, d’autant qu’en contrepartie je peux moi-même m’inviter sans réserves à une multitudes de tables inconnues. Bref j’augmente ma liberté de choix. Mieux : la généralisation de ce système favorisera l’émulation et la concurrence, chaque hôte ayant intérêt à se distinguer des autres par une offre exceptionnelle. Ainsi tout le monde profitera d’une hausse générale de la qualité des soirées. « Dans ce cas, autant se retrouver au restaurant ou dans un club ! », vous emporterez-vous enfin. Mais non : la visite d’un intérieur privé répond à une autre demande, plus personnalisée, plus authentique, plus intime.

Il serait donc parfaitement logique de devoir sortir son portefeuille dès que l’on est invité chez quelqu’un. Si cette pratique n’a pas (encore) cours, c’est seulement qu’elle se heurte à des mœurs, des coutumes qui l’interdisent. On a trop tendance à s’en laisser imposer par la « logique » d’un développement. Si D s’est produit, c’est que A, B et C y ont conduit ; donc D était inéluctable. Mais ce genre de constat n’est possible que rétrospectivement. Ce n’est là au fond qu’une tautologie : ce qui est arrivé est arrivé. Pour revenir à notre exemple, il n’est pas impensable que dans un avenir proche, la règle de faire ses convives ne s’établisse. On dira alors : il ne pouvait pas en être autrement, c’était dans la logique des choses. Mais il est possible, et je l’espère, que les lois de l’hospitalité se maintiendront contre vents et marchés.

Maintenant, imaginez que vous arriviez dans une contrée où c’est une norme admise et respectée que de payer pour une invitation. Que pouvez-vous faire ? Vous pouvez continuer à inviter les gens gratuitement, mais alors vous aurez vite le sentiment d’être le pigeon qui se fait exploiter. Ou alors vous vous abstenez de rentrer dans le jeu et n’invitez plus personne. Dans ce cas, votre sens de la dignité sera sauf, mais ce sera au prix d’un isolement social difficilement soutenable. Enfin, vous vous résignez, la mort dans l’âme, à jouer le jeu, à participer au grand marché des invitations. Dans les trois cas de figure, c’est la norme qui aura gagnée.

Marchés obligatoires

Pendant des siècles un marché était clairement délimité dans l’espace aussi bien que dans le temps, par des jours et des heures fixes. Limité, le marché l’était par le volume des transactions qui s’y effectuaient. Le système était donc en équilibre ; il aurait été absurde de penser qu’un marché puisse s’étendre ou croître indéfiniment. Bien qu’issu d’une tradition immémoriale, l’ordre du marché n’était pas spontané, mais soumis à des restrictions impératives. Il était possible de liguer la foule des chalands contre un camelot trop indélicat, de mettre en cause publiquement sa réputation. Il était également loisible de marchander, c’était même souvent la règle. Une fois les emplettes réglées, les gens se retrouvaient autour d’un verre. Achat et vente étaient une occasion de commercer au sens ancien de ce mot : d’entretenir des relations amicales, d’échanger des idées. C’était aussi le moment où l’on débattait de la vie de la cité, c’est-à-dire de politique. L’agora et le forum étaient des places de marché. 

Allégorie 

Les marchés se font rares dans l’économie de marché. A tout prendre, il voudrait mieux parler « d’économie d’hypermarché », avec tout cela comporte de choix imposés, de délocalisations, d’anonymat et de somnambulisme. La spontanéité et la liberté du commerce dont on nous rabat les oreilles ne valent pas pour tous. Essayez donc de vendre quelque chose en dehors du cadre réglementé, vous serez vite soupçonné de travail au noir, de fraude et d’infraction aux normes européennes. Ce qui se nomme aujourd’hui « le marché » n’a rien à voir avec ce que les gens ont entendus, des siècles durant, par ce terme. Qu’est-ce aujourd’hui le marché ? Ceux qui emploient ce mot à tout bout de champ seraient bien en peine d’en donner une définition précise satisfaisante, et pour cause : il n’y en a pas. Les dictionnaires spécialisés proposent des réponses pour le moins évasives : ce serait le « lieu de rencontre plus ou moins matérialisé entre une offre et une demande », un « système d’échange économique »… En fait, le plus simple est d’en donner une définition négative : il n’est pas contenu dans un lieu particulier, il n’est pas limité dans le temps, ni non plus dans le volume des produits vendus, il tend à la croissance perpétuelle et exclut toute autre forme de relation sociale. Sans oublier qu’il échappe au contrôle des sens, à la palabre et à la contestation. « La méthode de raisonnement occidentale procède par élimination, par élagages ; c’est une méthode d’analyse automnale, elle désincarne et enlève la garniture, le feuillage, pour aller voir la structure essentielle, croyant trouver dans les rameaux dénudés l’esprit d’un peuple, alors que, peut-être, c’est son feuillage qui donne tout son sens à l’arbre » (Naïma Benabdelali)

Pour en revenir aux amalgames abusifs auquel conduit le modèle d’interprétation dominant : nulle part ceux-ci ne sont plus patents que dans le cas du marché du travail. Il n’est pas de signe plus manifeste de l’efficacité du lavage de cerveau économiste que le fait que tant de monde puisse utiliser ce terme sans frémir. A commencer par la question de savoir qui est l’offreur et qui est le demandeur ? Et aussi : quelle marchandise est-elle l’objet de la transaction ? Comment le prix est-il déterminé ? Enfin, où se situe la liberté du contrat ? Que ceux qui voient là un échange égal essaient donc de licencier leur employeur ! Ici encore nous avons affaire à une fiction.

Pour cette raison il convient de distinguer le marché de l’idéologie du marché telle qu’elle s’est constituée depuis Adam Smith jusqu’aux néolibéraux, et telle qu’elle nous est servie quotidiennement à longueur d’ondes et de pages. Si le modèle de marché est effectif, c’est qu’il s’est établi par coup de force, et ceux-ci sont de nature institutionnelle. Il en va ainsi lorsqu’une entreprise fait breveter une pratique ancestrale, l’usage d’une plante médicinale par exemple, s’accaparant de la sorte l’usage d’un savoir commun sans que les dépossédés aient le moindre recours pour faire valoir leurs droits. C’est encore le cas lorsqu’une ressource naturelle est privatisée sous le prétexte spécieux que l’accès à cette ressource a été rendu possible par des moyens privés. Il y a peu de temps encore, les traités d’économie classique enseignaient que certaines ressources n’étaient pas des marchandises dans la mesure où, n’étant pas rare, elles faisaient partie du patrimoine commun (l’eau par exemple). L’accès à l’eau potable, par un « heureux concours de circonstances », est devenue rare. Ici comme ailleurs, il n’existe un marché que parce qu’aucun groupe humain n’a eu la force requise pour s’opposer aux diktats des mercantis. Si j’aborde une inconnue dans la rue et lui demande quel est son tarif pour passer la nuit avec moi, il y a de grandes chances que je reçoive une claque pour toute réponse, la dame me signifiant ainsi sans équivoque qu’elle ne s’estime pas soumise à la loi de l’offre et la demande. Pour qu’un marché existe effectivement, il faut que les individus se pensent et se comportent eux-mêmes en tant que contractants. Pourquoi ceux-ci n’ont-ils pas la plupart du temps la sensation de vivre sous la férule d’accapareurs illégitimes ? Parce que l’abstraction du modèle u marché lui a permis de se naturaliser.

Il y a encore 40 ans, le marché n’était un sujet de préoccupation que pour les patrons et les politiciens. La société n’est devenue pleinement un peuple d’acheteurs et de vendeurs, qu’avec l’avènement de l’ère dite « post-industrielle », c’est à dire la prédominance services. Or pour qu’un tel secteur puisse exister, il faut que les prestataires considèrent comme légitime de vendre un service plutôt que de le rendre. Cette légitimité est confortée par l’existence de clients qui font volontairement appel aux prestataires pour, croient-ils, se simplifier la vie. Prendre un raccourci. Mais pour payer ce raccourci, ils devront le plus souvent avoir eux-mêmes des services à vendre.

 

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11 août 2010 3 11 /08 /août /2010 20:15

Sacrifice d'IphigéniePérégrination d’Août en mon jardin ; relisant " Le miel et l’Absinthe ", fort joli titre pour un très beau livre d’André Comte-Sponville, à propos du passage de la critique de la religion et du sacrifice d’Iphigénie, j’ai mis en vis-à-vis sa traduction à celle de Kany-Turpin de l’édition GF Flammarion. Les deux me plaisent et se complètent – Je ne suis pas apte à juger du bien-fondé de celle-ci plutôt que de celle là, et ne m’attache ici simplement qu’à la musique des mots. Dans les deux cas j’ai remplacé le dernier vers, Tantrum religio suadere malorum ! par la version proposée par Jean Salem : " Tant la religion put conseiller de crimes ! ". André Comte-Sponville avait rendu ce vers par : " Tant la religion fut féconde en horreur ". Quant à la traduction de Kany-Turpin elle se déclinait ainsi : " Combien la religion suscita de malheurs ! ". Au moins tous s’accordent ici sur le mot religion ; ce qui ne fut pas toujours le cas, comme l’explicite Jean Salem dans son irremplaçable et délicieux " Cinq Variations sur le plaisir, la sagesse et la mort ". Nous y replongeons-nous donc : " Il faut faire attention à traduire comme il convient cette religio (…) On trouve en vérité 14 occurrences du mot religio dans le De rerum Natura, et celles-ci, pour être précis, donnent lieu à 12 problèmes de traduction… " Certains choisirent, explique jean Salem, de rendre, dans le vers qui nous occupe ce terme de religio, non pas par religion mais par superstition – ce n’est pas anodin ni sans arrière pensée. Ainsi Patin (1876) et Clouard (1931). On y " parle des actes criminels et impie qu’engendre la superstition (…) Lucrèce vécut, tout de même, en un temps où Varron, et Cicéron après lui, avaient déjà distingués superstitio et religio. ". Dont acte. Pour plus ample causerie et érudition à ce propos je renvoie au livre suscité de Jean Salem.

Mais trêve de caquetage, voici les textes jetés à la mer :

 


 

 Traduction Kany-Turpin

 

 

"  Mais ici j’éprouve une crainte : tu crois peu être

apprendre les éléments d’une doctrine impie,

entrer dans la voie du crime quand au contraire

la religion souvent enfanta crimes et sacrilèges.

Ainsi en Aulide, l’autel de la vierge Trivia

du sang d’Iphigénie fut horriblement souillé

par l’élite des Grecs, la fleur des guerriers.

Dès que sa coiffure virginale fut ceinte du bandeau

dont les larges tresses encadrèrent ses joues,

elle aperçut devant l’autel son père affligé,

les prêtres auprès de lui dissimulant leur couteau,

et le peuple qui répandait des larmes à sa vue.

Muette de terreur, ses genoux ploient, elle tombe.

Malheureuse, que lui servait, en tel moment,

d’avoir la première donné au roi le nom de père ?

Saisie à mains d’hommes, elle fut portée tremblante

à l’autel, non pour accomplir les rites solennels

et s’en retourner au chant clair de l’hyménée,

mais vierge sacrée, ô sacrilège, à l’heure des noces

tomber, triste victime immolée par son père,

pour un départ heureux et béni de la flotte. 

Tant la religion put conseiller de crimes ! "

 

 


 

 

  Traduction André Comte-Sponville

 

" Une crainte me vient : peut-être vas-tu croire

Que je veux t’initier à quelque dogme impie,

T’ouvrir la voie du crime ? Au contraire : souvent

C’est la superstition qui devient criminelle.

C’est ainsi qu’à Aulis, sur l’autel d’Artémis,

Le sang d’Iphigénie atrocement coula

Par la faute des chefs Grecs, la fleur des guerriers.

Dès que sa tête pure eut coiffé le bandeau

Dont les larges rubans lui caressaient les joues,

Elle aperçut son père accablé de douleur,

Le prêtre à son coté cachant son long couteau,

Et le peuple à sa vue qui se met à pleurer.

Muette de terreur, elle ploie, elle tombe.

Malheureuse ! Que lui servait alors d’avoir

La première donné au roi le nom de père ?

Des mains d’hommes sur elle effrayantes se posent

La portent à l’autel, non pour s’y marier,

Hélas, non pour le rite et les chants de la noce,

Mais pour y mourir vierge, assassinée à l’âge

Même du mariage, immolée par son père

Au départ des vaisseaux, à la faveur des dieux !

Tant la religion put conseiller de crimes ! "

 

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