Diffusé cet été sur les ondes de France Culture, dans le cadre des " Rencontres de Pétrarque ", voici la transcription de l’essentiels de la passionnante contribution de Jean François Bayart en réponse à la question : En qui peut-on avoir confiance? (Experts de crise, crise des experts).
Grand débats contemporains
(Août 2010)
Rencontres de Pétrarque:
Troisième débat des XXVe rencontres de Pétrarque sur le thème En qui peut-on avoir confiance?
Son blog : http://www.mediapart.fr/club/blog/jean-francois-bayart
L’expertise scientifique : Experts de crise, crise des experts
[…] Il faut faire une petite clarification sémantique, et il faut distinguer entre le professeur qui transmet un savoir, le chercheur qui produit du savoir et l’expert qui utilise un savoir – commissionné par une entreprise, une administration, éventuellement une organisation non gouvernementale, pour utiliser son savoir afin de répondre à un certain nombre de question qui lui sont posées. Naturellement de ce point de vue, l’expert convertit sa compétence en autorité, ou en pouvoir. Cet expert également contribue à la dépolitisation de la question qui lui est posée, puisque de politique cette question va devenir technique ou cognitive. Il y a donc trois fonctions différentes, étant entendu que le même individu peut alternativement dans sa carrière, ou dans sa semaine, exercer les trois fonctions. […] Les publics sont différents. Lorsqu’on a sa casquette de professeur nous nous adressons à des étudiants, éventuellement lorsqu’on fait de la formation continue ou de l’université populaire, à un public plus large. Le chercheur quant à lui s’adresse d’abord à sa communauté scientifique, avec son jargon, ses références, ses problématiques, et éventuellement, lorsqu’il estime avoir suffisamment avancé dans sa spécialité, il peut en dispenser les principales conclusions sur les ondes et dans les médias. Cela fait partie de ce qu’il doit faire dans son métier. L’expert lui travaille pour la personne qui l’a commissionnée, pour le commanditaire à qui il remet son rapport et le commanditaire est propriétaire de ce produit. Ce dernier, qu’il soit décideur politique, entreprise ou ONG, décide soit de diffuser selon son propre agenda ce rapport, soit de le mettre dans un placard. […]
Il y a aujourd’hui une espèce de basculement, depuis une vingtaine d’années, qui consiste en un évidemment de la recherche (publique et fondamentale) au profit de l’expertise. Ce basculement s’effectue de deux manières : tout d’abord il y a un tarissement des chercheurs, qui sont des fonctionnaires, donc évidemment c’est l’épouvante de l’épouvante, et il convient de réduire leur nombre par deux, et il se trouve que la pyramide des âges au CNRS est particulièrement propice à ce dégraissage. Il convient de remplacer les chercheurs statutaires par des précaires, voire des intermittents de la recherche au service de, par exemple des présidents d’universités, qui de plus en plus se pensent comme des managers ou comme des patrons, et qui s’affranchissent de toutes ces règles très contraignantes de collégialité, mais qui précisément assurent l’existence et l’indépendance de l’institution scientifique. La deuxième facette de ce basculement, c’est la contractualisation des financements. C’est-à-dire que là où jadis on finançait des laboratoires, des institutions sociales de recherche publique, on va financer des projets qui sont des projets finalisés. Les dangers de ce glissement de la recherche à l’expertise sont au minimum au nombre de cinq.
Premier danger, le risque du tarissement ou du rabougrissement des questions scientifiques. Ce qui fait avancer la science, c’est la théorie. Et la théorie est complètement invendable, parce qu’elle est incompréhensible à la quasi totalité du public, et même parfois des chercheurs eux-mêmes.[…]
Deuxième danger, c’est l’orientation des recherches par les commanditaires de l’expertise, qui naturellement ne sont pas redevables à la neutralité axiologique, et qui vont faire avancer leurs propres intérêts catégoriels (intérêts d’administrations, d’entreprise privée, etc.)
Troisième danger, le tarissement du débat public, parce que le chercheur est payé par le contribuable, et son rôle est naturellement de faire une recherche qui soit au service de l’ensemble de la société, et de faire connaître cette recherche. On le voit très bien sur une question d’actualité : aujourd’hui vous ne pouvez plus avoir de débat public en France sur la question très délicate de la prolifération nucléaire en Iran car ce débat est entièrement capté par experts, et que toute parole en contradiction avec ce que la toute petite communauté d’experts délivre, tout propos dissident est immédiatement stigmatisé (Munichois, défaitiste, à la solde de l’ennemi).
Quatrième danger, la remise en cause de l’indépendance. Si la recherche médicale est financée par des laboratoires privés, bien naturellement elle risque la marchandisation, et on l’ a bien vu au moment du débat sur la grippe A, mais c’est vrai aussi de la recherche en sciences sociales, par exemple, de la recherche sur les relations internationales. Tout d’abord vous avez des sujets qui sont vendables et d’autres qui ne le sont pas. De même que l’on parle de maladies orphelines, délaissées par la recherche parce que elle ne présentent pas d’intérêt pharmaceutique considérable, et bien vous risquez d’avoir des sujets orphelins. Il y a tout l’effet pervers de la mise en concurrence. Théoriquement l’idéal était quand même une mutualisation des connaissances, une certaine forme de générosité intellectuelle, et les coups de pieds dans les tibias on se les donnaient sous la table, pas de manière avérée, alors qu’aujourd’hui la concurrence, y compris celle entre universités, est érigée en règle et il faut penser Coporate, comme on nous le dit en franglais, il faut penser nos université comme des entreprises : Paris I contre Science Po. Science Po contre Paris I, par exemple. Dans le risque de la marchandisation il y a aussi le risque de la cavalerie : à partir du moment ou vous tirez des sous de votre expertise, et bien naturellement vous avez tendance à faire marcher les compteurs, et il y a une très belle définition de l’expert que nous donnait Michel De Serto dans " l’invention du quotidien " en 1980 : L’expert est comme Félix le chat, ça fait déjà pas mal de temps qu’il marche dans le vide quand il s’en aperçoit. […] Au pire il y a le risque de la prostitution politique, et le chercheur se mettant au service d’intérêts soit privés, soit politiques.
Nous nous acheminons vers un gouvernement des experts, qui peut être un gouvernement par les chiffres, et là il ne faut pas se leurrer sur la pertinence des chiffres. Les chiffres sont toujours construits idéologiquement et politiquement. Ils sont parfois même négociés, et l’union Européenne en est un exemple parfait. Nous avons naturellement jeté la première pierre sur la Grèce, mais nous savons très bien que tous les pays de l’union européenne, à commencer par la France, ont tripotés les critères de Maastricht. […] Gouvernement, où plutôt gouvernance, car bien évidemment on ne veux pas prononcer de gros mot s, notamment ceux de politique et de pouvoir ; gouvernance par des communautés transnationales d’experts qui échappent complément à l’ordre des valeurs, de la responsabilité ou de la représentation politique, et je crois que le principal effet du gouvernement des experts c’est la dépolitisation. Des questions éminemment politiques qui renvoient à des problèmes de valeurs, de choix politique, d’éthique, sont technicisées, restituées en chiffres sous forme d’équations, et sous des aspects d’objectivité et de non contestabilité (il est illégitime de les discuter, et si on les discute c’est qu’on est un arriéré). Nous nous dirigeons vers un ordre unidimensionnel, et c’est à dessein que je cite un très beau livre de philosophie politique, " l’homme unidimensionnel " de Marcuse, qui est bel est bien cet homme d’un monde très largement castré, déconnecté du débat politique et du débat de valeur, et je crois que c’est un des enjeux fondamental que pose la question de ce débat de ce soir.