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11 novembre 2010 4 11 /11 /novembre /2010 19:02

axis mundiDans son étude Daniel Dubuisson indique à propos de l’historien des religions roumain Mircea Eliade que son œuvre « admet et revendique l’existence d’une instance transcendante, le Sacré : « … plan surhumain, « transcendant », celui des réalités absolues. » Evidemment indémontrable, cette thèse est acceptée par tous ceux qui croient y trouver une sorte de plaidoyer savant en faveur de leurs convictions métaphysiques… », et c’est sans doute, comme tant d’autres, ce qui m’a alors séduit. Le terrain était à vrai dire propice, avec des lectures du sortir de l’adolescence fleuretant allégrement avec l’ésotérisme le plus conventionnel : Papus, par exemple, et son traité de « Magie pratique ». René Guénon ou encore Etienne Perrot avec « L’aurore occidentale », « Des étoiles et des Pierres », sans oublier, entre autre, « La voie de la transformation ». Ajoutons une tante ayant fait du YiKing son livre d’oracles, plus quelques contacts du coté de la « maçonnerie spéculative », et l’on aura tous les ingrédients propres fabriquer, dans l’athanor d’une raison autodidacte tournée vers les cimes, une sapience à même de produire la quintessence, et de réaliser la « conjunctio oppositorum »… Divagations anodines qui devaient me conduire à fréquenter naturellement les œuvres de Jung et de Mircea Eliade précisément. On ne dira d’ailleurs jamais assez combien les travaux et biographies de ces deux auteurs se répondent et se complètent.

Ainsi, pour en revenir à Eliade, en 1989 j’avalais coup sur coup « Aspects du mythe » et « Le sacré et le profane ». Puis sur ma lancée je lus en 1990 « Mythes, rêves et mystères ». Et enfin en 1992 « Initiation, rites sociétés secrètes ». Pour clôturer ce périple aux « sources du savoir », un peu plus tard je refermais « Méphistophélès et l’androgyne » remplis de ces usuelles tournures Eliadiennes, telles « l’axis mundi », la « régénération périodique du monde », et sa « vrai réalité », ou s’ébroue l’« homo symbolicus ». A noter l’importance du latin pour faire plus savant. Ce fut le dernier livre d’Eliade que j’ouvris. Et ces lectures, si je n’en ai plus aujourd’hui une empreinte profonde, furent à l’époque, je m’en souviens, source d’envolées mystiques, avec un état d’esprit proche de la dévotion : en lisant Eliade et Jung j’avais alors, littéralement, le sentiment de côtoyer des vérités essentielles ; je puisais à la source d’archétypes occultés aux profanes se contentant de suivre la terne voie « exotérique » du commun. Bref j’étais au côté des « initiés » et éprouvais une fascination pour ce qui m’apparaissait comme une science primordiale, où le merveilleux et l’occulte irriguaient un besoin viscéral de spiritualité. Comblé, je m’en suis rendu compte a posteriori, je le fus à peu de frais. Mais avec les ouvrages d’« autorité reconnues » comme références et bréviaires, alors que j’étais pur autodidacte, je sentais la légitimité à mes côtés. MirceaEliade et Jung - Ascona 1952

Rétrospectivement, l’idée que des universitaires se soient laissés abusés tout autant que moi est à la fois rassurante et inquiétante. Autant dire que cette prose pseudo-scientifique, aux relents douteux, dont à l’époque je n’étais nullement conscient, répond à merveille à un besoin enraciné en la plupart d’entre nous. Cela conduit à interroger les processus amenant si aisément à la crédulité ; au renoncement à tout exercice du sens critique au profit d’une croyance aveugle en des « vérités supérieures », dès lors qu’on flatte notre goût de la distinction, ou encore notre sens inné à l’auto-mystification. Au passage, je ne peux ici m’empêcher de songer aux récent et houleux débats sur la psychanalyse…

Au final, le cas de Mircea Eliade se révèle tout a fait symptomatique. Et j’espère que ce mince détour par mes propres égarements de jeunesses illustrera mieux qu’une thèse savante la dangerosité qu’il y a à faire nôtres les élucubrations de ces faiseurs de « vérités » et autres vendeurs « d’absolus » passés, présents et à venir. Et en accord ici avec le dicton qui affirme que « tous les chemins mènent à Rome », je ne doute pas que bien d’autres sentiers biographiques que le mien, conduisent immanquablement aux mêmes ornières.

L’œuvre de Mircea Eliade est un cas d’école à méditer et dont il convient de ruiner la légende. En ce sens le travail de Daniel Dubuisson est exemplaire et à largement diffuser.


Mythologies du Xxe siècle

Dumézil, Lévi-Strauss, Eliade

 

Daniel Dubuisson

Notes de lecture

De petites fiches de lectures sans prétention ; mais utiles pour se remémorer les grandes lignes d’un ouvrage. Recopie de passages et synthèse tout à fait subjective. 


Mircea Eliade (1907 – 1986)

 

Eléments biographiques

 

La période la plus troublante de la vie d’Eliade se situa entre 1932 et 1945. A la fin 1931, Eliade regagna la Roumanie à l’issue d’un long séjour indien. Il enseigna la philosophie et l’histoire des religions à Bucarest. Mais ce sont ses activités de journaliste et de militant fasciste au cours de la même période au sein ou à proximité de la garde de fer, qui ont suscité le plus de controverses. Ces engagements, aussi enthousiastes que radicaux, n’ont commencés à être connus qu’à la fin des années 80, tant avait été grands jusque là le silence, les mensonges ou les falsifications d’Eliade. […] Ces années furent particulièrement noires en Roumanie. Là, une solide tradition culturelle antisémite, l’instabilité politique, une certaine fascination pour l’Allemagne nazie, des sentiments nationalistes exacerbés, la tentation de la dictature, un obscurantisme religieux, favorisèrent, dès 1927, l’apparition d’un mouvement extrémiste, appelé ultérieurement la Garde de fer, qui se distingua aussitôt par son mysticisme macabre et son patriotisme violemment antisémite. Il s’illustra par des meurtres, en 1933 , en 39, puis en 1940-1941, par des pogroms et des massacres. Dans ses Mémoires, alors qu’il s’est agi d’une milice paramilitaire qui a terrorisé, torturé et massacré d’innombrables victimes juives, Eliade déplore simplement, en bas de page, les pogroms de septembre - décembre 1940, mais en les imputant à un destin historique fatal. […]

Pourquoi serait-il de mauvaise méthode d’interroger la mémoire du militant fasciste des années 30 et se demander, parmi d’autres hypothèses possibles, si ses opinions antisémites et exaltées d’alors n’ont pas contribué, et en quelle mesure, à nourrir la pensée de l’historien des religions ? […] Tout approche, qui prétend que la pensée d’Eliade serait le résultat d’une sorte de méditation intemporelle et désincarnée, n’est qu’une mystification et une escroquerie intellectuelles.

L’œuvre d’Eliade admet et revendique l’existence d’une instance transcendante, le Sacré : « … plan surhumain, « transcendant », celui des réalités absolues. » Evidemment indémontrable, cette thèse est acceptée par tous ceux qui croient y trouver une sorte de plaidoyer savant en faveur de leurs convictions métaphysiques… […] Parce qu’elle adopte cette attitude mystique, l’Histoire des religions selon Eliade attire à elle et entraîne avec elle plusieurs graves défauts de méthode. Parmi eux, on citera :

            Choix arbitraires et simplificateurs.

            Indifférence complète aux contextes historiques et ethnographiques.

            Nombreuses généralisations abusives.

            Interprétations Contestables. Symbolique ésotérique

A l’intérieur de l’univers mystique d’Eliade les choses et les êtres ordinaires, concrets, s’effacent (ou se spiritualisent) et cèdent la place à des pseudo-essences. Seuls subsistent alors : la vie, l’âme, la création, la sainteté, l’homme, la connaissance, le temps, l’univers, la sacralité, la réalité, le monde, la présence, l’être, l’au-delà, l’esprit…[…] Chacun d’eux, suivant le cas, c’est-à-dire suivant la seule fantaisie d’Eliade, sera : sacré, divin, intégral, cosmique, surhumain, profond, total, intégral, spirituel, atemporel, absolu, primordial, mystique, religieux…[…] Est laissé au lecteur, avec ce lexique de base, le plaisir d’imaginer lui-même d’amusants pastiches « à la manière de …». Mais qu’il se rassure, ceux-ci sont faciles à composer, n’importe quel substantif pouvant s’associer à n’importe quel épithète. (Ce n’est) au fond qu’un procédé rhétorique assez sommaire : apposer des prédicats mystiques très vagues sur les notions les plus floues afin de produire un effet surprenant, une atmosphère mystérieuse, intemporelle, irréelle.

 

L’ontologie primitive de Mircea Eliade

 

(Chez Eliade) la thèse métaphysique précède toujours la démonstration, réduite pour cela à sa forme la plus expéditive, c’est-à-dire à l’accumulation de témoignages partiels et de rapprochements arbitraires. […] L’intérêt que présente la pensée éliadienne tient à son caractère exemplaire, puisqu’on y trouve un condensé de tous les défauts et de tous les abus propres aux démarches mystiques qui prétendent posséder une valeur scientifique. […] Eliade « ontologise » tout ce qu’il aime (la paysan, la pierre, la mort, le mythe, la sexualité, etc.) ou plagie (l’inconscient, les cérémonies d’initiations, les rites agraires, la mentalité archaïque, etc.) Infidèle et irrespectueux à l’égard de ses débiteurs, ce syncrétisme abuse en même temps de la crédulité ou l’ignorance du lecteur en lui dissimulant l’origine, la nouveauté ou la complexité de leurs thèses. C’est ainsi, par exemple, qu’Eliade associe les noms de Teilhard de Chardin, de Lévi-Strauss et de la revue Planète au nom d’une commune et énigmatique « mythologie de la matière ».

Influence de Rudolph Otto : a publié en 1917, Le sacré. Pour Otto le sacré (ou le numineux) est le nom donné à une puissance, inquiétante et fascinante à la fois […]. Comme Otto Eliade admet que le monde est « saint », que son existence répond à un dessein providentiel dont l’intelligence dépasse les aptitudes ordinaires de la raison humaine. (Cependant) Eliade a infléchi dans un sens très particulier la définition que le théologien Allemand proposait du Sacré. Il y a introduit en effet une dimension naturaliste et vitaliste, inattendue dans un tel contexte. […] Par Eliade, le primitif, l’homme des cultures archaïques est élevé à une dignité extraordinaire. Il est considéré comme le témoin privilégié d’une série d’expériences essentielles, car originelles et fondatrices, qui ont eut le Sacré ou l’Etre pour acteur principal et le monde pour décor. […] Par conséquent (pour Eliade) il est urgent de réhabiliter toutes les religions primitives afin de retrouver le contact avec le Sacré, avec la Réalité ultime. […] Il est tout à fait révélateur qu’Eliade, qui prétend parler « du fait religieux en tant que fait religieux », n’aborde jamais aucune question morale ni éthique. […] Conformément au principe le plus général de tout modèle platonicien, Eliade croit en l’existence d’une césure, définitive et imprescriptible, qui rejette de part et d’autre le sacré et le profane. […] Il va de soi que la thèse eliadienne relative à l’existence d’un inconscient « religieux » permettant à l’homme de remonter, par anamnèse, vers les structures originelles de l’Etre n’est guère plus qu’une proposition poétique. En tout cas, elle n’est guère originale et résulte simplement d’une relecture platonicienne de Freud et de Frazer !

 

Cette notion de « religion cosmique » comme celle de « christianisme cosmique » ne sont ni pertinentes ni fondées sur les faits. Ce sont de pures constructions idéologiques. Il suffit, par exemple, de considérer les cultures préchrétiennes de l’Europe (grecque, romaine, celtique, germanique, etc.) pour constater aussitôt qu’elles ne se réduisent pas à des cultes de fertilité, à des mythes ou à des liturgies naturalistes. (…) En plaçant ces formes de religiosité cosmique sous le double patronage de la Nature et des communautés agraires traditionnelles, Eliade se forgeait une arme tournée à la fois contre les principes moraux et spirituels du judéo-christianisme et contre la plupart des créations intellectuelles de l’Europe moderne (la science, la démocratie, les droits de l’homme, la raison critique) [Placé ici par commodité : tiré de l’addenda I de 2008, intitulé « L’ésotérisme fascisant de Mircea Eliade »]

 

Comment dans ce fatras, dans ce bric-à-brac de superstitions et de croyances irrationnelles (…) a-t-on pu reconnaître une œuvre scientifique digne de notre temps ? Comment son auteur a-t-il pu être reçu et écouté partout ? Comment une telle imposture intellectuelle n’a-t-elle pas été immédiatement dénoncée ? Il serait sans doute injuste de conclure que tous ceux-là, simples lecteurs ou savants universitaires, partageaient l’ensemble de ses convictions et de ses préjugés, et plus équitable de penser que beaucoup, parmi eux, ont été abusés. (…) Montrer au grand jour, par exemple, la « structure platonicienne » de son propre dispositif, laquelle, partout, a toujours ébloui et séduit les esprits mystiques qui, par conviction, besoin ou ressentiment, sont toujours prêts à reconnaître l’existence d’un autre monde, idéalisé, et d’une autre réalité, immatérielle.

 

Métaphysique et politique : Eliade et Heidegger

  Mircea Eliade

Eliade a lu Heidegger.

L’un et l’autre ont traversé les années 30 en se tenant aux cotés d’organisations (nazisme pour l’un, mouvement légionnaire roumain pour l’autre) et courants de pensée qui, quelles que fussent leurs différences et leurs singularités, s’accordaient pour condamner la démocratie, le monde et la science moderne, le progrès (social technique) et le libre travail de la pensée au nom d’une obscure métaphysique de l’Etre, d’un anachronique élitisme aristocratique, d’un mysticisme agraire et archaïsant….

Examen de quelques-unes de leurs conceptions de l’homme qui sont hostiles aux idéaux issus du siècle des lumières : […] Ce schème associe constamment ces trois caractères :

            Césure ontologique et priorité de l’Etre (ou de l’Idée ou de l’Esprit).

            Supériorité spirituelle de l’élite sur la masse populaire.

            Conception pessimiste de l’histoire conçue comme un déclin entraînant une décadence généralisée.

            (D’où la nécessité d’une renovatio, conduite par les meilleurs et visant un retour à l’Origine).

 

(Un philosophe contemporain, évoquant le passage de Heidegger dans les rangs du parti nazi, le qualifiant d’erreur (« tragique », « immense », « monstrueuse »). Et il ajoutait résigné : « Il s’est trompé comme le vieux Platon qui croit encore en Denys, le tyran de Syracuse, pour réaliser sa république, comme Hegel qui identifia l’Esprit du Monde,… à Napoléon ». Mais peut-on sérieusement invoquer l’erreur individuelle, dès lors que l’on a remarqué que tous ces penseurs, auxquels il eût été possible d’associer Eliade, appartiennent à la même tradition intellectuelle, idéaliste et antidémocratique.

 

Avec bel ensemble, de Platon à Heidegger et Eliade, les penseurs de l’Etre se sont toujours rangés aux cotés des régimes totalitaires (de l’oligarchie spartiate au Reich nazi). Au contraire, la plupart des penseurs rationalistes et matérialistes, de Démocrite à Russel, ont été des partisans de la démocratie, simplement peut-être parce que le rationalisme et le matérialisme supposent que l’on accepte le double principe du progrès et de la relativité. (…) Sans doute Eliade préférait-il à la générosité du philosophe d’Abdère, la morgue d’un néoplatonicien, celle de l’auteur des Ennéades par exemple : « [Le sage] comprend qu’il y a deux genres de vies, celle des sages et celle du vulgaire ; celle du sage est dirigée vers les sommets ; celle du vulgaire, celle des hommes de la terre, est elle-même de deux espèces ; l’une a encore un souvenir de la vertu, et elle a quelque part au bien ; mais la foule méprisable n’est qu’une masse de travailleurs manuels destinés à produire les objets nécessaires à la vie des gens vertueux ». (Plotin)

 

Deux astuces rhétoriques sont indispensables aux prétendus connaisseurs des Origines.

La première consiste à affirmer que tout ce qui se rapporte à cette phase fondatrice, à l’Etre ou au Sacré, est quelque chose de mystérieux, d’indicible, voilé au regard et à l’entendement du plus grand nombre. Eliade aurait pu reprendre à Heidegger toutes ces épithètes typiques (geheim (occulte), verdeckt (masqué), verborgen (caché)….), lui qui était convaincu que « … les rythmes cosmiques et les événements historiques camouflent des significations profondes, d’ordre spirituel ».

Seconde astuce : Ces mêmes spécialistes nous apprennent triomphalement qu’ils ne vont pas nous abandonner, pauvres imbéciles que nous sommes, devant la porte du mystère, puisqu’ils possèdent heureusement le pouvoir de dévoiler (cette fameuse alètheia hedeggerienne) cette vérité cachée depuis l’Origine.

 

La reconstruction des religions préhistoriques selon Mircea Eliade

 

Il est préférable de considérer (désormais) l’œuvre d’Eliade comme une très habile fiction pseudo-scientifique.

a)       (il convient de) : Refuser la parti pris métaphysique dont s’inspire Eliade ; parti pris très banal qui consiste à postuler l’existence d’un instinct religieux conçu comme « un élément dans la structure de la conscience » et le Sacré lui-même comme une réalité absolue.

b)       L’attitude d’Eliade ne peut impressionner que des esprits incultes et naïfs qui refusent de voir que cette prétention ne peut guère dépasser le stade de sa propre énonciation. (…) Avec une certaine ironie, on serait tenté de faire remarquer que cette œuvre, comme toutes ses semblables qui prétendent révéler des vérités supérieures et intemporelles, reste tributaire des idées de son époque ! (…) Ainsi les conceptions d’Eliade du Sacré, de l’homo religiosus, des ontologies archaïques, des mythes de réintégration, des sacrifices sanglants et des rituels orgiaques, composent en réalité un tableau fantastique et barbare qui n’est que la traduction « religieuse » de ses obsessions politiques antérieures. (…) On retrouve une célébration de l’autochtonie paysanne, une même hantise de l’histoire (considérée, à l’instar de la science moderne), un rejet catégorique du progrès social, une fascination morbide pour le sexe et la mort, une sacralisation des mondes archaïques ou primitifs, une exaltation de toutes les formes d’élitisme, une affinité étroite avec les traditions ésotériques et un mépris souverain pour l’égalité des droits.

 

L’hypothèse d’Eliade concernant un homme préhistorique « religieux », se heurte à de nombreuses objections que l’on appréciera beaucoup mieux si l’on accepte d’abandonner certains de nos préjugés. (…) Nous répugnons à les imaginer insouciants, athées, matérialistes incrédules, agnostiques ou préoccupés par leur seule existence immédiate. Nous préférons nous les représenter terrorisés par l’effroi, impatients de découvrir, réfugiés au fond de leurs cavernes, les réconforts, encore rudimentaires, de la religion. C’est d’ailleurs au nom de ces mêmes préjugés que nous traduisons en signification « religieuse » (ou magique) les gestes, les objets et les attitudes symboliques des Autres (…) Mais a-t-on suffisamment médité le fait que nous trouverions sans aucun doute ridicule que ces même Autres considèrent comme animées d’une intention religieuse bon nombre de nos activités culturelles (repas collectifs, danses, musique, productions artistiques, soins du corps, pratiques sexuelles, etc.) ? En un mot, l’assimilation : signification symbolique = signification religieuse, est arbitraire, tendancieuse.

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1 octobre 2010 5 01 /10 /octobre /2010 22:46

  Mythologies

 

Un livre dense et parfois âpre à l’autodidacte que je suis, particulièrement en ce qui concerne les deux premiers auteurs étudiés. Cependant à surmonter quelques difficultés, davantage liées à l’effort à faire pour pénétrer une matière que l’on découvre, qu’à un soucis véritable de compréhension (le livre est fort clairement structuré), on prend plaisir et se passionne à la lecture de ces " Mythologies du Xxe siècle " de Daniel Dubuisson.

 

En ce billet, je n’ai repris que la partie du livre consacrée à la figure de Georges Dumézil, dont j’avoue, qu’hormis le nom, sauf quelques vagues lieux communs, j’aurai bien été incapable d’en dire grand chose. Je livre ici, grosso modo, à quelques arrangements mineurs près, mes notes de lectures, telles que soulignées dans l’ouvrage.

Si je passe sur la partie consacrée à Claude Lévi-Strauss (non pas qu’elle soit inintéressante, mais il m’est apparu plus difficile d’en faire une synthèse), je consacrerai un prochain article à la figure controversée de Mircea Eliade. Cette troisième partie, la plus longue de l’ouvrage de Daniel Dubuisson, et dont la postface indique qu’elle fit polémique lors de la sortie de la première édition en 1993, suscitant nombreuses discussions, m’intéresse particulièrement. Je fus, en effet, admirateur des livres d’Eliade dans les années 1990. Mais chaque chose en son temps.

 

 


 Georges Dumézil (1898 – 1986)

 

 

Biographie

Pour une biographie de Georges Dumézil, je renvoie à celle très complète téléchargeable sur le site suivant :

http://www.georgesdumezil.org/

 

 " Nouvelle mythologie comparée ".

1938 : apparition des premiers fondements de la " nouvelle mythologie comparée ". Le système trifonctionnel repose sur une évidence, le fait indo-européen, associé à deux principes méthodologiques conjoints : le comparatisme et une certaine conception empirique et déductive du structuralisme. (…) Toutes ces études reposent sur cette hypothèse forte, à savoir qu’a existé, il y a environ 6.000 ans et vraisemblablement dans le sud de l’actuelle Russie, un peuplement relativement homogène tant pour la langue, les institutions que pour l’idéologie. Les langues et le un civilisations (celtique, grecque, germanique, latine, slave, hittite, etc.) représentent donc le domaine indo-européen.

Si on le compare au corpus idéal (…) Dumézil n’a finalement bâti son œuvre qu’avec l’appui et les informations de quelques textes majeurs.

A l’origine de la vocation de Dumézil, deux hommes ont sans doute comptés plus que d’autres : Michel Bréal (1832 – 1915) (" école naturalistes) et James Georges Frazer (1854 – 1941). Ce dernier exerça sur Dumézil une influence profonde, qui se situa donc, chronologiquement, entre Bréal et l’Ecole sociologique (fréquentation de l’enseignement de Marcel Mauss (1872 – 1950).

 

Le préjugé primitiviste (" école naturaliste ")

  1. 1) Un homme primitif a existé, dominé par son affectivité et la faiblesse de ses capacités intellectuelles.

  2.  

  3. 2) Ont existé aussi des langues primitives où le sens des mots, se confondait avec celui des racines verbales originelles.
  4.  

  5. 3) A existé un sens premier unique des mythes.
  6.  

  7. 4) A existé une nature première, principe originel et source de toutes les productions symboliques importantes.
  8.  

  9. Dumézil ne fut jamais séduit par les thèses naturalistes. En contrepartie, il subit profondément l’influence de Frazer (avec ses personnages fétiches, le roi, le magicien, le prêtre, le bouc émissaire). The Golden Bough, l’œuvre majeure de Frazer a été publié en 1911-1915. Frazer partageait le préjugé évolutionniste, comme la plupart de ses contemporains (plus on se pour rapprochait des origines, mieux l’on se plaçait pour saisir l’essence des choses, leur vérité primordiale.

Fin de la période Frazerienne de Dumézil Dumézil dans sa bibliothèque

Avec les deux ouvrages qu’il publia en 1934 et en 1935 (Ouranos Varuna et Flamen-brahman). Travaux scrupuleux d’un disciple brillant, empruntant au vieux maître anglais leurs conclusions et leur philosophie générales. Dumézil retrouve à la fois la sanglante victime substitutive, chargée de transmettre rituellement à la nature l’énergie régénératrice détenue par le souverain, et le " bouc émissaire "….

A la fin des années trente, Dumézil s’éloignera du frazerisme facile de ses débuts et rompra même avec lui, définitivement. Contrairement à Frazer, Dumézil travailla toujours dans un cadre précis, linguistiquement unifié, le monde indo-européen. Il n’invoqua jamais non plus une mentalité primitive et universelle, des types immuables d’évolution ni de très schématiques oppositions du type mythe / rite ou magie / religion.

 

Notion d’idéologie

Libérée de l’influence frazerienne, la pensée de Dumézil changea fut dès lors dominée par la notion controversée.

Aux yeux de Dumézil l’organisation sociale tripartie représentait un héritage préhistorique. (…) Il a la conviction qu’une " représentation " ou qu’une " conception " tripartie de la société s’interpose à ses expressions théologiques ou sacerdotales correspondantes. (…) En ce sens, la " représentation " ou la " conception " annoncent la notion d’idéologie.

Pour Durkheim une religion est un fait social. De même, Dumézil, après 1938, n’imagina plus qu’une mythologie, par exemple, fût crée par autre chose qu’une société qui l’avait vue naître. Parmi les thèses avancées par Durkheim dans les formes élémentaires…, la plus radicale, et la plus contestable sans doute, prétend que la religion fonde littéralement la société. Dans la pensée de Dumézil, l’idéologie joue certes un rôle aussi central, mais qui n’est pas du tout comparable. Il n’a pas non plus repris à Durkheim l’idée qu’une définition générale, universelle de la religion fût possible et moins encore indispensable. Il n’usa pas non plus de l’opposition sacré / profane.

 

Années 1950

" La travail avançant, je prenais conscience plus nette des possibilités, mais aussi des limites de la méthode comparative, en particulier ce qui en doit être la règle d’or, à savoir qu’elle permet de reconnaître et d’éclairer des structures de pensée, mais non pas de reconstituer des évènements, de " fabriquer de l’histoire ", ni même de la préhistoire "

" … la structure des trois " fonctions " : par-delà les prêtres, les guerriers et les producteurs, et plus essentielle qu’eux, s’articulent les " fonctions " hiérarchisées de souveraineté magique et juridique, de force physique et principalement guerrière, d’abondance tranquille et féconde "

Etant donné le nombre variable d’éléments (3,4,5 et théoriquement 6) que peut finalement compter un témoignage trifonctionnel, ensuite, les définitions assez lâches attribuées à la première fonction (la souveraineté magico- et juridico-religieuse) ainsi qu’à la troisième (santé, nombre, richesse…) et, enfin, toutes les combinaisons permises, l’exégèse Dumézilienne possède-t-elle toujours les moyens théoriques qui lui permettraient de définir en toute rigueur la référence par rapport à laquelle doivent se situer sa propre démarche et ses propres conclusions ?

Malgré toutes les précautions dont elle s’entoure, la méthode comparative mise au point par Dumézil présente néanmoins un défaut constitutif. Pour qu’une comparaison soit menée, il est indispensable de définir une sorte de norme qui permettra de dire si les termes retenus pour cette comparaison sont pertinents.

L’édifice dumézilien, s’appuie sur au moins deux présupposés contestables. Admettre a priori que le cas indien (védique et post védique) représentait bien la situation préhistorique commune à tous les peuples indo-européens. Admettre ensuite que la nomenclature indienne, élevée à la dignité de référence absolue, désignait effectivement des classes sociales et socioprofessionnelles (prêtres, guerriers, et éleveurs-agriculteurs, et non simplement des ordres, des états ou des statuts très généraux.

Qu’à donc ajouté Dumézil aux formes sommaires de comparatismes ?

  1. 1) Ne pas comparer des faits isolés, séparés et vaguement ressemblants, mais des ensembles articulés et structurés afin de dégager " une série, suffisamment originale, d’éléments soutenant entre eux des relations homologues " (1941)

  2.  

  3. 2) Recourir sans remords à la transgénéricité, puisque le comparatiste " doit se préparer à utiliser les structures homologues à quelque niveau de sa matière qu’elles se présentent (1966)

 


 

Notes éparses

  • * Certains texte indiens, tel le çatapathabrâhmana, n’hésitent pas à proclamer qu’entre les éléments du tiers-état l’aristocratie doit entretenir une certaine discorde afin de garantir le maintien de sa propre prééminence.

  •   

  • * Classifications sociales élaborées, en Inde, à la fin de la période védique. Aux trois termes connus (brâhmana, Kshatriya et vaiçya) s’ajoute en ce cas un quatrième élément, le çûdra (ou serviteur). Il faut bien comprendre ici que la tétrade s’analyse ici en 3+1.  
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24 septembre 2010 5 24 /09 /septembre /2010 23:38

 Naissance de la figure

Il est des livres dont jamais on ne se lasse ; et dont après une lecture exhaustive on prend toujours plaisir à revenir y butiner quelques nourritures de premier ordre - quand ce n’est pas juste pour se plonger en la contemplation des moult illustrations qui font bien davantage que servir simplement le texte.

 

La Naissance de la figure de Jean-Paul Demoule, publié chez Hazan en 2007 est de cette sorte. C’est décidément un beau livre. Dans un style direct et captivant l’auteur nous convie à une pérégrination remontant aux temps immémoriaux. Voici quelques lignes de l’avant-propos pour planter partie du décors et susciter l’envie de s’y plonger sans réserves : 

  

Le monde des images humaines n’a que 35 millénaires. Deux thèmes y dominent d’emblée : la femme nue et, surtout, les animaux. La femme nue est représentée pour ses caractères sexuels. Elle n’a pas ou peu de visage. La représentation est déjà symbolique, et l’encadrement symbolique et social de la sexualité une préoccupation visible. La suite de cette histoire d’images se confond avec celle des formes sociales. Il y a environ 11.000 ans apparaissent les premières sociétés agricoles sédentaires, qui débouchent ensuite sur les premières hiérarchies sociales et leurs figures de pouvoir. Ces société déjà inégalitaires évoluent à leur tour rapidement…. "

 

Les magnifiques photographies accompagnant l’ouvrage sont de Erich Lessing (je n’en ai mis aucune dans ce billet, afin de ménager l’envie d’y voir par soi-même – Les quelques illustrations ici proviennent de la toile.

 

Enfin, puisqu’il que ce fut l’écoute de l’émission consacrée à l’archéologie sur France culture, " Le Salon Noir " du 26 décembre 2007 qui me donna l’envie d’acquérir ce bijou je ai mis ci-dessous une transcription fidèle au mieux.

 


 

biface cordiformeL’émergence de l’esthétique…

On peux faire remonter l’esthétique avec les premiers bifaces, qui dès 500.000 ans avant notre ère on une forme qui est inutilement symétrique. (…) Depuis quelque temps on parle de coquillage perforés, qui auraient été retrouvés dans des niveaux anciens, notamment en Afrique du sud, et qui seraient datés de 80.000 ans et qui témoigneraient d’une certaine parure du corps, qu’on va avoir en Europe de manière certaine à l’extrême fin de l’existence de l’homme de Neandertal, il y a 30 ou 40.000 ans où on a des parures qui sont certaines.

       

L’existence des premières représentations humaines (controversées)…

Il y a au moins trois statuettes qui sont régulièrement invoquées comme ayant pu être fabriquées par l’homo Erectus il y a 3 ou 400.000 ans. (…) Cela semble plus des bizarreries de la nature. D’ailleurs les préhistoriens qui les exhibent, disent que oui il y aurait eu une bizarrerie au départ mais elles auraient été retravaillées par l’homme. Cela fait beaucoup penser à ce que Boucher de Pertes avait publié en son temps, et qui avait contribué à le décrédibiliser alors qu’il avait fait des vraies découvertes, mais il collectionnait des morceaux de silex un peu bizarres, il appelait ça des pierres – figures, et il était totalement dans le faux. Ces idées là sont aussi anciennes que la préhistoire.

  

 Ne faut-il pas aussi souligner l’aspect funéraire, premier lieu d’expression d’une forme de symbolisme ?  

Oui, parce qu’on aurait, il y a 300.000 ans en Espagne à Atapuerca dans une doline, trouvé un certains nombres de squelettes d’homo Erectus. Donc d’une part cela serait l’un des premiers cimetières – visiblement les corps ont étés posés les uns après les autres, ce n’est ni un charnier ni un accident – et en plus il y a un magnifique biface, qui n’a pas servi et qui est d’une très belle pierre rouge. Donc on a envie de l’interpréter comme une offrande. Donc déjà un premier rapport à la mort, que les animaux n’ont pas, qui y compris les primates abandonnent leurs morts, un point c’est tout. C’est un premier rapport à la mort qui ne va devenir certain qu’avec les derniers néandertaliens entre 100.000 et 30.000 ans avant notre ère, où là on a réellement des vraies tombes, et même des dépôts : des cornes de bouquetin, des fleurs qu’on a pu mettre en évidence grâce aux pollens. (….) Les morts sont déjà quelque chose pour les vivants. Est-ce que c’est déjà une croyance en l’au-delà, c’est moins sûr ; en tout cas il y a ça.

  

   

D’un coup d’un seul le génie semble surgir. Ce génie qui apporte brusquement la lumière au fond des crânes et des cavernes… Nous voici vers 40.000, 35.000 ans…  

Il y a toujours une espèce de créationnisme rampant dans la vision qu’ont les préhistoriens de l’évolution de l’homme. On a du mal à se faire à l’idée que cela serait très progressif. On a effectivement ces premières formes d’art, avérées vers –35.000 ans avec les premiers homo sapiens sapiens en Europe , et on prétendrait que cela serait tout d’un coup. (…) J’ai plutôt tendance à penser qu’il y a une évolution lente et continue, et de la morphologie humaine, et du psychisme, et qu’on a déjà auparavant des formes de symbolisme avec les bifaces, avec les premières tombes, et que ça continue, d’ailleurs certaines des premières formes d’art reconnues sont encore relativement fugaces.

 

Rhinoceros - Grotte Chauvet   

 

 

Partageons-nous avec ces populations préhistoriques la même notion d’art ?

Non pas du tout. Ce que nous appelons art maintenant, c’est une activité qui est complément séparée du reste. Il y a des marchands, des galeries, des musées d’art. Au contraire dans les populations traditionnelles il n’y a aucune différence. De même qu’il n’y a pas de différence entre le religieux et le laïc. Le monde est habité de puissances, quelques soit les croyances et leurs formes. De même il y a une série des objets qui vont être beaux, que ce soient des objets effectivement à vocation de commerce ou de la vie quotidienne. A l’époque préhistorique on va faire des très beaux harpons qui n’ont d’autre fonction que utilitaire, et c’est seulement à époque récente, avec les premiers états, il y a 3.000 ans, et encore plus avec nos sociétés industrielles modernes, que l’art devient totalement séparé, et que par contre coup le quotidien est moins mis en valeur.

 

Quelle serait la première représentation humaine retrouvée et assurée en Europe ?

Actuellement il y en a deux : la plus ancienne serait la vénus dite de Galgenberg, en Autriche. C’est une plaquette en roche verte qui était un peu découpée. On l’interprète comme féminine parce qu’il y a quelque chose qui évoque un sein. Elle a le bras levé, elle semble danser, mais c’est quand même très frustre ; elle fait a peu près 7-8 cm. L’autre c’est une statuette cette fois en ivoire qui a été trouvée dans le Jura Souabe et qui représenterait une femme – lionne d’a peu près une trentaine de cm. Elle est en très mauvais état. On est aux alentours de 30.000 ans avant notre ère. Et dans le cas de la deuxième découverte, c’est cette association entre femme et sauvagerie qui est relativement intéressante, et qu’on va retrouver de manière indépendante à d’autres moments.

  

 Cela montre déjà une sorte de mythologie assez complexe…

 Ce sont les deux premières représentations humaines, mais dans le Jura Souabe on a également quelques représentations animales. Et ensuite pendant toute la période dite du paléolithique, là où l’homme vit de chasse et cueillette entre 30.000 et 10.000 avant notre ère, ce sont quand même les animaux qui sont majoritairement représentées. Les rares êtres humains sont en général des femmes.

 

 A propos de la représentation des animaux sauvages…

On a longtemps pensé, comme Leroy Gouhan, qu’il y a un couple dominant dans les représentations des grottes, qui est l’opposition du cheval – taureau, ou cheval – bison. Et les animaux dangereux à l’époque de Lascaut, il y a 15.000, 20.000 ans sont minoritaires et rejetées dans les périphéries de la grotte. Or là aussi bien dans le Jura Souabe dans ce qui est représenté, les lionnes, puis sinon des félins des mammouths, que dans la grotte Chauvet, si les dates sont bien exactes, c’est à dire entre 28.000 et 30.000 ans, on a une majorité d’animaux dits dangereux : rhinocéros, félins. Deux tiers de tous les rhinocéros connus peints, gravés en Europe, sont dans la grotte Chauvet.

  

 La grotte au visage, vers 25.000 ans (grotte de Vilhoneur – Charente - découverte en 2005).visage chevelure - Vilhonneur

Oui, il y avait une espèce de curiosité naturelle, une stalactite qui évoquait un visage triangulaire et puis une chevelure tout autour, et ils ont dessinés effectivement des yeux et un nez. C’est une sorte de rencontre entre la nature et la culture qui existe dans d’autres cas, où on a utilisé des mouvements de la paroi pour figurer des animaux. Une fente de la paroi relativement suggestive qui a été peinte en rouge et qui évoque explicitement un sexe féminin. Donc cette relation existait déjà. Mais là, c’est intéressant car c’est un des premiers visages, et il a été fait dans ces circonstances.

 

 

 Le Gravettien (entre 20 et 25.000 ans) est plus connu pour ses vénus aux formes surabondantes  

Oui à partir de 25.000 ans on a ces fameuses vénus dont on connaît plusieurs dizaines, où les traits sexuels sont exacerbés, les seins débordants, les fesses, etc. En revanche le visage est pratiquement absent, à deux exceptions près, et comme Leroy-Gouhan l’avait montré, c’est le même canon esthétique, ce sont les mêmes façons de représenter à l’intérieur d’un losange et une forme centrale qui s’inscrit dans un cercle : c’est la même chose du Périgord jusqu’à l’Ukraine. Il faut se rappeler qu’à cette époque toute la moitié nord de l’Europe est couverte de glace, et ce qui reste est la moitié sud, près de la méditerranée. Donc ça suit le front de glace, et de manière systématique, évoquant des relations de proches en proches, une communauté culturelle sur un territoire extrêmement vaste. Cela implique qu’il existe un code fort, et qu’il ne s’agit pas, comme on l’a souvent proposé, d’hommes qui dans l’obscurité de leur grotte sculptaient les formes de leurs compagnes bien aimées, car elles auraient été bizarres les compagnes en question, et cela ne correspond pas aux squelettes qu’on a trouvés, ou alors que cela serait une espèce de déferlement de la sexualité bestiale à l’état brut, toujours dans l’obscurité des cavernes. C’est au contraire quelque chose de très réglé.

 

   

Ces femmes représentées nues dans un climat glaciaire, tendent à montrer que la sexualité est une question centrale… 

Venus WillendorfL’espèce humaine est la seule où la sexualité puisse être continue. (….) et se trouve confrontée à cette question. Cela signifie que la sexualité est une menace permanente pour la société. Si on regarde les plus anciens textes connus, la sexualité, même si on n’a pas envie de le voir, est centrale. La guerre de Troie commence par une histoire d’adultère. Il est évident que les société humaines avaient à se représenter ça et faire front avec ce problème. Le fait de représenter des femmes, le fait d’avoir ces canons très représentatifs, quelque soit ensuite les formes d’utilisation, les rituels qui les accompagnaient, est une manière de symboliser et d’encadrer la sexualité.   

 

La bestialité des commencements n’est qu’un pur fantasme de préhistorien ?

Oui. C’est au XIXe siècle. C’était l’idée qu’au début c’était des copulations désordonnées au fond des grottes. C’est la représentation qu’on avait. La première statuette féminine trouvée, qui était récente, plutôt d’époque magdalénienne, dans la grotte de Logerie, avait été appelée vénus impudique, parce que elle était nue. Les préhistoriens, qui étaient tous des hommes projetaient leurs propres problèmes sur les hommes préhistoriques.

 

 

 Ne peut-il pas s’agir pour vous des déesses mères représentant des sociétés matriarcales ?

Non, c’est toujours le même fantasme qui remonte. C’est le cas notamment d’un historien des religions allemand, qui avait écrit un livre sur le matriarcat. C’était l’idée qu’au début les femmes avaient le pouvoir, et que c’était des société féminines avec des sexualités un peu incontrôlées. Et puis après, c’étaient devenues des sociétés patriarcales. De manière très curieuse, cela se retrouve dans beaucoup de mythologies du monde, et c’est une justification en fait de la domination masculine de dire : avant c’était les femmes, mais cela se passait tellement mal qu’on a été obligés de prendre le pouvoir. De manière très paradoxale les féministes se sont emparées de ce mythe pour le reprendre selon leur propre vue. (…) On connaît 10.000 types de sociétés humaines, et il n’y en a aucune où les femmes aient le pouvoir.

   

Quant à la dénomination de vénus…

Pour arriver à les assimiler, vu qu’elle étaient d’une nudité très violente, provocatrice, à partir du moment où c’était vénus, un mot latin, c’était mis dans la grille de l’antiquité gréco-romaine qui était l’archéologie noble, celle qu’on apprenait et qu’on voyait au musée du Louvre. Elle devenaient assimilables, mais ce n’était pas indifférent parce qu’elle devenaient des déesses, des sortes de déesses mères des premiers commencements. D’ailleurs si on regarde la plupart des religion, bien sûr il y a des figures féminines, y compris dans le christianisme, mais quand même, c’est toujours des figures masculine qui dominent les panthéon

 

Vous restez fidèle à cette perception sexuée des animaux : cheval, mâle, bison femelle ?  

Oui, je trouve que le travail de Leroy-Gouhan était très rigoureux. Chaque génération veux se positionner par rapport à la précédente en disant le contraire. Ce que montre Leroy-Gouhan est vérifiable. C’est à dire que les associations, les oppositions qu’il a mis en évidence résultent d’un travail statistique rigoureux. Les figurations masculines associées aux chevaux et les figurations féminines associées aux bovidés, on supposer que c’était l’inverse, mais en tout cas il y a une structure d’ensemble qui est distincte de l’interprétation.

 

 La sédentarisation, il y a environ 10.000 ans…L’agriculture, la domestication…  

Cet archéologue français (Jacques Cauvin) a émis l’idée que pour domestiquer les animaux il fallait avoir un changement de regard. Ne plus accepter la nature et être une sorte de parasite, en tuant les animaux et ramassant les plantes, mais vraiment la dominer la contrôler. Pour lui, qui avait une formation de philosophe, il a d’abord fallut qu’il y ait un changement de vision. (…) Je continue à penser que ça n’explique pas forcément quelque chose, ça continue à avoir un aspect révélation brutale, alors qu’il y a des formes de domestication chez le chasseur cueilleur, qui domestique par exemple le chien à partir du loup. Par conte effectivement on voit apparaître les figures de la femme et du taureau – de bêtes sauvages également, vers le néolithique. Et comme l’avait dit Cauvin, dans les grandes religions orientales on a effectivement cette opposition entre une déesse – mère et le principe mâle incarné par un taureau. Ca se met en place là.

   

L’émergence du guerrier…  

A la fin du néolithique on voit apparaître les premières différentiations sociales qui se voient dans les tombes : il y a les tombes et les tombes pauvres. On voit apparaître la guerre, même s’il y a toujours eu de la violence ; il y a des agglomérations qui se fortifient. Peu de temps après, la représentation dominante de la femme disparaît. Il y a une période où il ne se passe pas grand chose entre 2000 et 3000 avant notre ère, et puis on voit tout un système nouveau qui se met en place avec la représentation du guerrier et du pouvoir. (…) Les sociétés inégalitaires de l’âge du bronze et l’âge du fer vont déboucher de manière accélérée au proche orient et sur les premiers états du monde, il y a 5.000 ans (Egypte, Mésopotamie) et en Europe un peu plus tard, à l’âge du fer – 700, en Grèce, en Italie et en Espagne. Et là ce ne sont plus ces simples chefferies mais des états, qui se manifestent dans des nouvelles figures qui affirment à la fois le roi, l’empereur, les dieux, un panthéon très hiérarchisé, et un art d’état.  

    

Char hittite

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