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30 novembre 2013 6 30 /11 /novembre /2013 13:26

Fabre-1.jpg

 

Lors d’un échange de commentaires sur un blogue ami, il m’a été demandé d’expliquer pourquoi l’exposition Jan Fabre, qui se déroule actuellement au Palais des beaux de Lille, relevait selon moi du navet intégral - j’aurai pu dire d’une certaine forme de supercherie, sans véritablement trahir le fond de ma pensée. 

C’est cette réponse que j’adapte ici, du haut de ma flemmardise, sous la forme d’un billet qui n’a d’autre justificatif que la subjectivité et le parti pris revendiqués de son auteur, agacé par la fatuité des émois suscité par nombre d’impostures artistes contemporaines  - mais pas toutes (cf. « Jake & Dinos Chapman - No woman No cry »).

 

Fabre-3.jpg

Alors donc, pourquoi n’ai-je pas aimé cette double exposition ? (je mêle ici le Congo de Jan Fabre à ses illuminations du sous-sol, disséminées parmi les enluminures médiévales véritables).

 

Disons qu’une fois pénétré dans l’atrium où étaient exposées les œuvres, à la vue de ces immenses compositions verdâtres sans âmes, mon premier réflexe fut un saisissement. Non pas de stupeur admirative mais de perplexité ; entre envie de m’esclaffer ou de tourner illico les talons. 

 

Fort heureusement, il y avait les étudiants de science Po (organisateurs de la nocturne) pour nous expliciter un peu tout ça (je salue ici leur disponibilité ; sagacité distanciée mêlée d’un excellente connaissance de leur objet d’étude) . 

 

Côté originalité, disons que ces tableaux gigantesques sont constitués uniquement d’élytres de scarabées (provenance d’élevages quasi industriels en Asie) - en ce genre d’exposition il convient de toujours se singulariser !

Ajoutons que le Sieur Fabre met à peine la main à la patte, puisque ce travail de titan (coller des milliers d’élytres – j’ai oublié le nombre faramineux d’heures nécessaire à la réalisation d’un seul tableau) est confié à une équipe de 29 « collaborateurs » du maître (on pourra toujours dire ici qu’il ravive la tradition médiévale de l’atelier ; mon esprit mal tourné y voit plutôt une entreprise commerciale bien rôdée).

 

Au niveau du concept :

cerveau.png

L’objectif affiché de l’artiste est une dénonciation du colonialisme belge au Congo – de quoi susciter l’adhésion inconditionnelle des masses ; une approbation qui ne peut que justifier les œuvres (la critique serait ici malvenue, sinon suspecte).  

 

Au niveau des œuvres en elles-mêmes :

Pour faire spirituel (ou érudit) rien de mieux que de mettre dans chaque tableau un détail tiré du Jardin des délices de Boch ; outre en imposer au niveau culturel, cela fait un petit jeu de piste amusant - et permettra ensuite de pérorer doctement sur la profondeur de la démarche…

Pour le reste, une symbolique bien lourdingue, par exemple : une esclave qui ouvre la bouche devant une sorte d’énorme thermos plantée dans un coin du tableau - et sensé représenter le phallus d’un colonisateur ; ou encore des memento mori disséminés un peu partout (des fois que l’on aurait pas compris que la colonisation c’est le mal) ; cette autre ‘œuvre’ aussi, où il est noté en grand « Côte d’or » du nom de la firme exploiteuse de cacao que l’on sait. Que dire de « La bataille du rail» (car personne évidemment n’imagine un instant que ces tringles du progrès - porteuses de civilisation - aient pu se construire avec du sang d’esclave), ou ces « expositions coloniales d’Anvers » réunissant, oh grand dieu !, tout le gratin de la bourgeoisie d’alors ? 

Devant ce fatras, je ne puis laisser échapper qu’un gros soupir, laissant à chacun le soin se faire sa propre idée de la profondeur de la mise en scène… 

 

JF_Lapin.jpgPassons sur cette cervelle ailée, œuvre intitulée doctement « cerveau à ailes d’anges », ces scarabées moulés en doré (symbole de vie) transportant sur leur dos des crucifix ou des crosses d’évêques (le but ici est de mêler la tradition égyptienne au catholicisme - syncrétisme baveux, ou réminiscence new age, je ne sais - destiné à confondre d’admiration le pécore). On trouvera aussi une épée dont la lame porte inscrit en flamand quelque chose comme (je ne sais plus avec précision) «  Epée du désespoir ». Tout un symbole. J’en oublierai presque cette autre cervelle, d’où sort un petit arbre (l’œuvre est évidemment appelée « l’arbre de la connaissance »)…

 

Au final, seuls deux tableaux sortent pour moi de la médiocrité générale de cet accrochage. Est-ce un hasard s’ils s’agit des œuvres ou apparaissent des oiseaux ? J’opterai plutôt pour un attachement à une certaine forme d’esthétique dont, horreur, je n’arrive pas me défaire en matière d’art… 

Le premier de ces cadres est celui ayant servi - et pour cause - d’affiche à l’exposition. Quant au second, il montre en bonne place un pic, une huppe et un martin pêcheur… 

J’ajouterai enfin que les images de ces tableaux, trouvés ici ou là sur Internet, rendent d’un bien meilleur effet que lorsqu’on s’y trouve directement confronté. S’agirait-il d’un effet de l’écran, faisant office de masque au réel (à la manière d’un masque vénitien posé sur un visage vérolé) ? La raison m’en échappe.


Fabre---martin.jpg

Pourquoi un certain public aime Jan Fabre ?
Pour ceci, sans doute :

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20 mai 2013 1 20 /05 /mai /2013 09:28

« Habituée à prédominer dans tous les domaines, la masse se sent offensée dans ses « droits de l’homme » par le nouvel art, qui est un art de privilège, de noblesse de nerfs, d’aristocratie instinctive »

 

Ortega Y Gasset

La Déshumanisation de l’art - 1925

 

bv63s1_tas_de_charbon_fix_med.jpg

A propos  de l’impopularité du nouvel art (qui n’est pas défini clairement dans l’essai) :

 

Si je ne partage absolument pas cette vision aristocratique, ou d’un côté il y aurait la plèbe ignare, la masse, fondamentalement incapable de comprendre le nouvel art (car non figuratif en gros), et de l’autre la minorité éclairée, à même de savourer les productions les plus abstruses, je ne suis pas certain non plus qu’au fond Ortéga y Gasset y adhère véritablement – ou du moins s’il cautionne ce dualisme assez commun sorti après tout de son propre chapeau, il n’en goûte pas pour autant l’art nouveau (mais se trouve exempt de l’irritation provoqué par l’incompréhension : « Lorsque quelqu’un n’aime pas une œuvre d’art mais qu’il l’a comprise, il se sent supérieur à elle et l’irritation n’a pas lieu d’être »). Elite de l’élite donc... 

 

Car un bien lire, au fil de l’ouvrage semble se dessiner une progression du point de vue de l’essayiste. 

Au début, en effet, après avoir établi cette séparation quasi étanche ou il se place naturellement du bon côté, en opposition à la masse préférant le romantisme, « premier né de la démocratie » dont l’ennemi fut « justement une minorité choisie, ankylosée dans les formes archaïques de ‘l’ancien régime’ poétique », il glisse peu à peu à la neutralité, revendiquant le regard du scientifique  : 

« Je me limite à en établir la filiation comme le fait un zoologue avec deux faunes antagonistes ».

Et enfin, dans la dernière page  : 

« J’ai été exclusivement animé par le désir d’essayer de comprendre – non par la colère ni par l’enthousiasme. (…) D’aucuns diront que le nouvel art n’a rien produit qui vaille la peine et je ne suis pas loin de penser la même chose ». 

 

D’ailleurs, au final, d’un point de vue rossetien, ne serait-ce pas la plèbe qui aurait raison ? 

On peut se poser la question, lorsqu’on lit, à propos de la masse sous la plume d’Ortega y Gasset  : 

« Si on les invite à prêter attention à l’œuvre d’art, ils diront qu’ils n’y voient rien, car, en effet, ils n’y voient rien d’humain, mais seulement des transparences artistiques, de pures virtualités ». 

Ils ne verraient donc que réel… Et dans le tas de charbon un tas de charbon. 

Kazimir-Malevich---Carre-blanc-sur-fond-blanc---1918.jpg

Ai-je bien lu ? Y-a-t-il une seule manière de lire et d’interpréter le texte ? Difficile de trancher.

 

Et me vient ce passage de l’Histoire de la lecture d’Alberto Manguel :

 

« Ce que Constantin  (1) a découvert (…) c’est que la signification d’un texte est amplifié par les capacités et les désirs du lecteur. Face à un texte, le lecteur peut transformer les mots en message qui résout pour lui une question sans rapport historique avec le texte ni son auteur. Cette transmigration du sens peut enrichir ou appauvrir le texte ; invariablement, la situation du lecteur déteint sur le texte. Par ignorance, par conviction, par intelligence, par ruse et tricherie, par illumination, le lecteur récrit le texte avec les mots de l’original mais sous une autre en-tête, il le recrée, en quelque sorte, du simple fait de lui donner une existence ». 

 


(1) Alberto Manguel a expliqué peu avant comment Constantin à dévoyé les écrit de Virgile et autres grands anciens pour en faire des annonciateur du Christ et du christianisme : « Constantin jugea bon d’oublier discrètement les passages dans lesquels Virgile parlait des dieux païens, Apollon, Pan et Saturne. Des personnages antiques qu’on ne pouvait laisser de côté devinrent des métaphores de la venue du Christ… ». Etc.
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15 juillet 2012 7 15 /07 /juillet /2012 11:26

family-wittgenstein.jpgVienne, début du XXe siècle. La cité est en pleine effervescence intellectuelle.
La société autrichienne est une société de contrastes où se mêlent modernité et archaïsme ; une société qui tangue entre repli sur soi et progrès.

 

Selon Jacques Le Rider « le mythe de Vienne, la capitale pluriethnique, métropole novatrice sur le plan artistique et littéraire, a été largement créé a posteriori. ». A propos de la thèse développée dans son livre (Modernité viennoise et crise de l’identité) il indique : « De la fin du XIXe siècle à l'Anschluss de 1938, Vienne fut la capitale d'un des plus grands empires européens, une métropole de la modernité, à la fois à l'avant-garde de l'Europe occidentale et creuset des peuples d'Europe centrale. Grâce à cette interculturalité productive, Vienne fut un terrain fertile en génies dans tous les domaines : littérature (de Hofmannsthal à Schnitzler, à Karl Kraus et à Musil); arts plastiques (de Klimt aux expressionnistes Schiele et Kokoschka) ; musique (de Gustav Mahler à Arnold Schönberg); sciences (de la psychanalyse freudienne à Wittgenstein). Mais Vienne, dès cette époque, a préfiguré les principales pathologies du XXe siècle : l'antiféminisme, l'exacerbation des nationalismes, l'antisémitisme (auquel répond le sionisme politique de Theodor Herzl), la peur et la haine de la modernisation, le militarisme. C'est ce double visage de Vienne, entre la Belle Époque, la Grande Guerre et les années 1920, que j'ai représenté dans cette fresque d'histoire culturelle. »

Gustav_Klimt_055.jpg 

Pour parfaire le panorama, dans un billet intitulé « Vienne 1900 : contexte idéologique et culturel » (Elisabeth Malick (2007)), on peut lire par ailleurs : « … l'individuation et le culte du « moi » s'accompagnent de la découverte du vide et de la fragilité de ce même moi, et sont finalement synonymes d'aliénation. (…)Une redéfinition « moderne » du moi se trouve notamment au cœur de la théorie d'Ernst Mach. (…) Le moi est réductible à une série de sensations. Le sujet n'est plus une entité autosuffisante, le Moi n'est pas une fonction logique extérieure au temps et à l'espace.(…) C'est dans L'Homme sans qualités de Robert Musil que les théories machiennes trouvent leur application la plus réfléchie et la plus subtile (Musil a par ailleurs consacré à Mach sa thèse de doctorat).(…) Pour dépasser l'aporie de la vision machienne, réduisant la réalité, y compris le Moi, à ses seules qualités, Ulrich a recours à une solution radicale : la dissolution des qualités du réel. Il se reconnaît ainsi dans la désignation proposée par son ami Walter, celle d' « homme sans qualités », renvoyant justement à un réel littéralement inqualifiable, qui ouvre tout le champ du possible

 

Voici le décor planté (je laisse à plus docte le soin éventuel de discuter les assises et bien-fondé de cette esquisse).

 

La suite de ce texte, qui fait office de présentation sommaire de la toile « Portrait de Margaret Stonborough-Wittgenstein » (1905), empreinte largement à l’émission de la radio australienne Philosopher Zone d’Alan Saunders dont je voudrai dire un mot.
A dire vrai, Philosopher zone, est la seule véritable émission que j’avais trouvée sur la toile en langue anglaise consacrée à la philosophie et écoutable pour moi sans trop de difficultés. Ces séances hebdomadaires étaient d’un format idéal pour un francophone (30 mn). Pour chaque émission, outre le podcast, était proposée une transcription fidèle des échanges. Les sujets étaient variés et toujours intéressants. Enfin, la voix d’Alan Saunders, posée et d’une diction impeccable, était idéale pour qui n’est pas tout à fait familier à la langue de Shakespeare. C’était là, me semblait-il, une belle manière de travailler mon anglais.
Alan Saunders est mort brutalement le 15 juin dernier d’une pneumonie.

250px-Gustav-Klimt-1902.jpg 

Klimt, né en 1862, d’origine plutôt modeste, était le fils d’un orfèvre ciseleur. Après ses études à l’école des Arts figuratifs de Vienne et s’être mis à la peinture, pour gagner sa vie il prenait des commandes de portraits de femmes de la belle société viennoise. C’est de la sorte que l’une de ses premières commandes, en 1905, fut celle de la famille Wittgenstein, dont la fille, Margarethe (Gretl), se mariait la même année avec un américain dénommé Jerome Stonborough. Si ce tableau fut une innovation cruciale dans l’histoire de l’art, Gretl ne l’aima pas.

 

Voici, ce que dit l’invité de Philosopher zone, David Rathbone de ce fameux arrière-plan du tableau : « He'd had earlier experiments with abstract designs in the frames of the paintings, some of which got quite ornate -- metal worked frames -- being from a metal work background. But with this work, the abstract design is brought into the field of the painting itself in the background. So, behind Gretl we have this abstract design symbolising the Wittgenstein palace in Vienna, but also the milieu that Gretl had grown up in, the highly abstract intellectual world of, well, her famous brother and her other famous brother, who actually... Paul Wittgenstein had his arm shot off in the First World War, he was a concert pianist, and went on to become a famous one-handed concert pianist.
In the foreground of this work, we have a beautiful silk dress that Gretl Wittgenstein is wearing, and she seems to hover quite uneasily between this foreground and this background. Klimt is symbolising in a new way that the way in which this highly intelligent woman seems to be torn or pulled between the glamorous society of Vienna and the intellectual world in which she is embedded. »

 

wittgenstein-Ludvig.jpgUn mot de Ludvig Wittgsentein.
Issu d’une famille très fortunée, il naquit en 1889. Petit frère de Gretl (née en 1882) il suivit sa scolarité à Linz avant d’entamer des études ingénieur en mécanique. Mais finalement, peu satisfait des limites imposées par la science et la technique à sa pensée, il s’orientera vers les mathématiques et la logique. Et après un séjour à Vienne, il ira à Cambridge pour étudier auprès de Bertrand Russel (1908 – 1911). A la mort de son père en 1911 il héritera en 1913 d’une grande fortune. Sous l’influence de Tolstoï, il en fera partiellement don.
Son ouvrage majeur Tractatus logico-philosophicus, rédigé durant la première guerre mondiale, sera publié en 1921.
Plus tard, il se rendra en Norvège, et s’isolera dans une cabane perchée à flanc de montagne. Mais c’est une autre histoire.

 

Mais pour finir, voyons ce qu’à à dire le portrait de Gretl sous l’angle du Tractatus.

  KLIMT-Portrait_of_Margarethe_Stoneborough_Wittgenstein_1905.jpg

David Rathebone : « So, there we can see a distinction between what the portrait says and what the portrait shows. What the portrait says, what the picture says, is that Gretl Wittgenstein is a woman torn, as I said, between the abstract intellectual world and the social world symbolised by her beautiful gown. There I slip into the wrong way of speaking, it's the relationship between Gretl herself and the gown that is beautiful or not, not the gown, not the woman. So, we see in fact if you look at the face, and contrast it with the hand, you can see the hands are sort of clasped in a very awkward manner, and we can see the picture saying that Gretl is not happy in her world, not comfortable in her world.

Gretl in fact saw this herself; when she saw the portrait she was not at all happy with it. In fact, she had another artist repaint the mouth. Even then she wasn't happy, and she stuck it away in the closet where it remained until the 1950s when it was rediscovered as the highly significant work of art that it is.

So, the painting, the picture itself, is a kind of proposition, a kind of statement concerning that woman in her time and place, and the milieu she's in. But, at the same time, as we know, whatever we say always has a way of saying, there's always a tone of voice, a context, a mood, a mode of delivery. And this shows what in fact cannot be said. The painting can't say its meaning for Klimt or for Gretl, but it can show these things. It shows quite a lot about Klimt and his importance in the history of art and the way this movement in art that becomes crucial in the 20th century called abstract art, is being brought into juxtaposition with the literal concrete picturing that portraits are traditionally engaged in. »

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23 avril 2012 1 23 /04 /avril /2012 10:55

Devant-La-jeune-martyr-de-Paul-Delaroche.jpgThomas Bernhardt dans Maître anciens met en scène un vieux monsieur, Reger, qui depuis plus de trente ans se rend au Kunsthistorisches Muséum de Vienne, et s'assied sur la même banquette, dans la salle dite Bordone, face à L'homme à la barbe blanche de Tintoret."Il a suffit d'un tout petit pot-de-vin pour m'assurer pour toujours la banquette dans la salle Bordone, voilà ce qu'a dit un jour Reger, il y a des années".

 

Je ne trouve rien d'étrange à cela. Tout au contraire, il est bon, me semble-t-il, de se sentir familier d’un lieu, particulièrement d'un musée ayant quelque patine… La force de l’habitude, les connivences secrètes et le plaisir de se sentir en quelque sorte chez soi dans une place publique n'y sont probablement pas pour rien… Le corolaire livresque d'un tel état d'esprit est sans doute cette manière lente, décrite par Nietzsche, de remastiquer les nourritures érudites ou poétiques. "Il est vrai que, pour pratiquer de la sorte la lecture comme un art, une chose est nécessaire que de nos jours on a parfaitement oubliée (...), une chose pour laquelle il faut être presque bovin et, en tout cas, rien moins qu’ « homme moderne » : la rumination ».(Nietzsche, 1887, Généalogie de la morale)

 

Ainsi, sans pousser le vice ou l'infortune dans ses plus extrêmes retranchements, me plait-il plusieurs fois l'an - profitant de la gratuité mensuelle des musées nationaux  (1) - de remettre mes pas dans une certaine tanière à la devanture de pierre blanches.
D'y découvrir des toiles que je n'avais fait qu'effleurer du regard, à défaut de les avoir tout à fait dédaignées, de me trouver fortuitement placé de telle sorte qu'apparaissent, sous l'effet des jeux de lumière saisonniers, de nouvelles couleurs, des tonalités conférant aux œuvres un caractères que je n'aurai soupçonné, de déambuler encore parmi les sculptures, finir par m'accoutumer et à aimer même cette forme artistique dont mes sens, entre méfiance et inquiétude, me tenaient jusqu'alors sur les franges, d'arpenter le dédale vouté des galeries inférieures, parmi les Christs désarticulés et les dorures médiévales, de me délecter pareillement du spectacle de ces vases canopes, dont les égyptiens du Nouvel Empire faisaient grand cas, les remplissant des viscères des trépassés... Tout cela me charme.
Et je goûte ces jeux dilettantes à leur juste mesure. Savourant l'inutilité précieuse de ces doctes flâneries avec cette paisible langueur des dimanches après-midi où les au revoir ne sont jamais d'irrémédiables adieux.

 

Le long des cimaises s'élaborent de la sorte peu à peu mes lieux de prédilection. Etapes privilégiées d'un pèlerinage délicieux, où l'impromptu se mêle à l'attendu, un peu à la manière de ces rencontres en forêt, lorsque soudain le pas d'un chevreuil, le tambourinement d'un pic ou le vol d'un épervier effleure l'enivrante torpeur des sous-bois.

 

Voici quelques uns de ces étonnements.

Esquisse-pour-paradis---Veronese.jpg Esquisse-detail-.jpg

Ce rouge de fond de ciel, ne m'avait jamais tant frappé que se soir là d'automne - il n'est pas même certain que je visse la toile lors de mon précédent passage.
Gradin d'une Babel céleste, amphithéâtre à-rebours, avec la scène placé à son sommet et étirée tout en largeur : telle m'apparut cette paradoxale Esquisse pour paradis, à la saveur d'enfer. Cette étrange composition fût réalisée par Véronèse à l'occasion d'un concours organisé pour remplacer la fresque de Guariento (1365), détruite par un incendie, et qui ornait l'arrière-plan de la tribune du doge dans la salle de grand palais ducal de Venise. Bien qu'il remportât la compétition, pour des motifs inconnus le coloriste italien ne peignit jamais ce ciel de chaudron dans le dos du doge. Et cela sera le fils du Tintoret, Domenico, qui, suivant le programme de son père, dirigera l'équipe qui se chargera au final de la réalisation de l'œuvre.   

 

 Esquisse-pour-paradis--2----Veronese.jpg

Esquisse pour Paradis - Véronèse

(selon l'éclairage, et le réglage de l'appareil photo, le rendu est sensiblement différent. Cette teinte me paraît plus proche de l'original... mais peut-être est-ce effet de mon imagination)

 

 "Cléopâtre, s'écria-t-il, je ne me plains pas d'être privé de toi, puisque je vais te rejoindre dans un instant ; ce qui m'afflige, c'est qu'un empereur aussi puissant que moi soit vaincu en courage et en magnanimité par une femme". Tels sont les mots d'Antoine, selon la version qu'en donne Plutarque dans les Vies parallèles, à l'annonce de la mort de Cléopâtre avant de se plonger lui-même l'épée dans la poitrine. Mais la fille du roi d'Egypte, Ptolémée XII, retranchée dans son mausolée, n'était pas morte. Pas plus d'ailleurs que la blessure d'Antoine n'était de nature à lui offrir une prompte mort.


Laissons à l'historien romain d'origine grecque conter la suite de cette tragédie :

 

Cleopatre--2-.jpg"Antoine, apprenant qu'elle vivait encore, demande instamment à ses esclaves de le transporter auprès d'elle ; et ils le portèrent sur leurs bras à l'entrée du tombeau. Cléopâtre n'ouvrit point la porte; mais elle parut à une fenêtre, d'où elle descendit des chaînes et des cordes avec lesquelles on l'attacha; et à l'aide de deux de ses femmes, les seules qu'elle eût menées avec elle dans le tombeau, elle le tirait à elle. Jamais, au rapport de ceux qui en furent témoins, on ne vit de spectacle plus digne de pitié. Antoine, souillé de sang et n'ayant plus qu'un reste de vie, était tiré vers cette fenêtre ; et, se soulevant lui-même autant qu'il le pouvait, il tendait vers Cléopâtre ses mains défaillantes. Ce n'était pas un ouvrage aisé pour des femmes que de le monter ainsi : Cléopâtre, les bras roidis et le visage tendu, tirait les cordes avec effort, tandis que ceux qui étaient en bas l'encourageaient de la voix, et l'aidaient autant qu'il leur était possible. Quand il fut introduit dans le tombeau et qu'elle l'eut fait coucher, elle déchira ses voiles sur lui, et, se frappant le sein, se meurtrissant elle-même de ses mains, elle lui essuyait le sang avec son visage qu'elle collait sur le sien, l'appelait son maître, son mari, son empereur : sa compassion pour les maux d'Antoine lui faisait presque oublier les siens. Antoine, après l'avoir calmée, demanda du vin, soit qu'il eût réellement soif, ou qu'il espérât que le vin le ferait mourir plus promptement . Quand il eut. bu il exhorta Cléopâtre à s'occuper des moyens de sûreté qui pouvaient se concilier avec, son honneur (...). Il la conjura de ne pas s'affliger pour ce dernier revers qu'il avait éprouvé ; mais au contraire de le féliciter des biens dont il avait joui dans sa vie, du bonheur qu'il avait eu d'être le plus illustre et le plus puissant des hommes, surtout de pouvoir se glorifier, à la fin de ses jours, qu'étant Romain, il n'avait été vaincu que par un Romain. En achevant ces mots, il expira (...)".

 

Peu après, lorsque l'on eût mis au tombeau l'Empereur d'Orient, Cléopâtre se donna elle-même la mort. Les gens d'Auguste, arrivés trop tard, " la trouvèrent sans vie, couchée sur un lit d'or, et vêtue de ses habits royaux".


On a beaucoup glosé sur le suicide de la maîtresse d'Antoine et les versions divergent. La postérité retiendra la morsure d'un aspic.
" On prétend qu'on avait apporté à Cléopâtre un aspic sous ces figues couvertes de feuilles; que cette reine l'avait ordonné ainsi, afin qu'en prenant des figues elle fût piquée par le serpent, sans qu'elle le vît : mais l'ayant aperçu en découvrant les figues : « Le voilà donc! s'écria-t-elle; et en même temps elle présenta son bras nu à la piqûre. D'autres disent qu'elle gardait cet aspic enfermé dans un vase, et que l'ayant provoqué avec un fuseau d'or, l'animal irrité s'élança sur elle, et la saisit au bras. Mais on ne sait pas avec certitude le genre de sa mort. Le bruit courut même qu'elle portait toujours du poison dans une aiguille à cheveux qui était creuse, et qu'elle avait dans sa coiffure. Cependant il ne parut sur son corps aucune marque de piqûre, ni aucune signe de poison; on ne vit pas même de serpent dans sa chambre : on disait seulement en avoir aperçu quelques traces près de la mer, du côté où donnaient les fenêtres du tombeau. Selon d'autres, on vit sur le bras de Cléopâtre deux légères marques de piqûre, à peine sensibles : et il paraît que c'est à ce signe que César ajouta le plus de foi; car, à son triomphe, il fit porter une statue de Cléopâtre dont le bras était entouré d'un aspic. Telles sont les diverses traditions des historiens. César, tout fâché qu'il était de la mort de cette princesse, admira sa magnanimité; il ordonna qu'on l'enterrât auprès d'Antoine, avec toute la magnificence convenable à son rang; il fit faire aussi à ses deux femmes des obsèques honorables. Cléopâtre mourut à l'âge de trente-neuf ans, après en avoir régné vingt-deux, dont plus de quatorze avec Antoine, qui avait à sa mort cinquante-trois ans, et, suivant d'autres, cinquante-six."

 Cleopatre.jpg

Nombreuses œuvres peintes, ou sculptées, relatent cet épisode célèbre du suicide de Cléopâtre, bien plus d'ailleurs que ceux représentant le coup d'épée d'Antoine. C'est que les artistes y ont trouvé, bien souvent, le prétexte à la mise en scène d'une composition teintée d'un érotisme où le macabre se pare d'atours équivoques. Et l'expiration de la princesse égyptienne, l'exhalaison de son dernier souffle prend les allures de cette petite mort dont le XIXe, notamment, engoncé dans sa pruderie bourgeoise en haut-de-forme n'osait directement montrer.
Le plâtre de Charles Gauthier (1831 - 1891), artiste dont on ne sait presque rien, n'échappe pas à la règle. Son œuvre s'intitule tout simplement Cléopâtre (1880).

 

 Marie-Madeleine-agenouillee--1897----Georges-Lacombe.jpg

Marie Madeleine agenouillée (1897) - Georges Lacombe

(en arrière-plan, une toile d'Odilon redon, et une autre d'Emile Bernard)

 

 Emile-Breton---La-nuit-de-noel--1892-.jpg

Emile Breton - La nuit de noël (1892)


(1) Passant, parler de culture pour tous me parait bien excessif. Le musée reste généralement un endroit onéreux (Pour une famille de 4 personnes, par exemple, avec deux adolescents, la visite d’un musée national revient en moyenne entre 20 et 30 €. Ceci sans compter le complément à ajouter pour les expositions temporaires, ce qui, grosso modo, double la mise). Mais c'est un bien autre sujet.

 

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7 mai 2011 6 07 /05 /mai /2011 10:45

Medee.jpgC’est quelques jours après avoir assistés à une conférence, plutôt moyenne, avec Pascal Quignard, organisée autour de l’exposition temporaire « Portraits de la pensée » au palais des beaux arts de Lille, que nous avons déambulés dans les soubassements du musée pour y admirer la cinquantaine d’œuvres exposées, datées pour l’essentiel du XVIIe siècle : De Velasquez à Johannes Moreelse, passant par Salvator Rosa, José de Ribera ou encore Hendrick Ter Brugghen.

 

Sur la conférence, non pas tant que Pascal Quignard fut intéressant, mais le sujet s’est trouvé être vite enlisé dans des considérations vaporeuses et le verbiage savant des conférenciers. Contre le philologue Bernard Vouilloux d’ailleurs, je souscris avec l’auteur des « Ombres errantes », à l’idée d’évidence que l’image est première et que la parole ne vient qu’ensuite nimber l’expérience directe de son pinceau - et non l’inverse… Hormis cela, rien de saillant sauf quelques anecdotes étymologiques ; mais il me plait beaucoup à connaître ce genre de choses aussi futiles qu’essentielles. Primordiales même, en tant que soubassement de la langue et ossature de biens des idées ou de concepts. Ainsi le terme ‘contempler’, viendrait de cette façon qu’avaient les aruspices de compter dans un cadre formé de leurs mains, et qu’on appela le temple, le nombre d’oiseaux qui y passaient sur une période donnée. Selon qu’ils venaient de gauche, à Sinistra, ou de droite, dextre,330px-Etruscan_mural_achilles_Troilus.gif l’augure était considérée bonne ou mauvaise…


Le texte inséré dans le catalogue de l’exposition écrit par Pascal Quignard reprend bonne part de sa présentation ; causerie articulée autour de deux œuvres qui ne sont pas présentées dans l’exposition : la fresque de Pompéi ‘Médée préméditant le meurtre de ses enfants’ et le ‘Tombeau des taureaux : l’assaut d’Achille’. A cette lecture un constat : l’oralité est moins bien passée que l’écrit. Sans doute eût-il mieux valu qu’il se trouvât seul sur l’estrade ce soir là. Des autres contributions du catalogue je retiendrais surtout celle de Tzvetan Todorov, utile et claire. Du premier texte de J.J Melloul je retiendrai ce versant interprétatif qui a tout pour me séduire : «Un autre modèle, matérialiste, est concevable, qui fait de la pensée l’une des manifestations de surface d’une fonction du corps parmi d’autre : le corps ‘pense’ et non pas ‘exprime la pensée’ »...

 

Rosa-salvator-democrite-en-meditation.jpegSur ces « Portraits de la pensée » en eux-mêmes, et pour ne point y développer d’absconses tant subjectives considérations jaillies tout droit de la cuisse de Jupiter, je puis qu’inciter chacun à se faire une idée par soi-même in situ (jusqu’au 13 juin). D’autre part, cette exposition fait écho à celle qui fut organisée à Rouen début 2006, et qui était intitulée : ‘Les curieux Philosophes’. En avait été tiré un catalogue avec une passionnante contribution d’Elisabeth de Fontenay intitulée ‘Rire et larmes Présocratiques’ dont voici, pour mise en bouche deux minces extraits choisis : « Les érudits ont de bonnes raisons de penser que c’est à l’époque romaine impériale que la Lettre 17 (Hippocrate) a été écrite. Le rire de Démocrite et les pleurs d’Héraclite sont ensuite devenus à la Renaissance un lieu commun, un topos rhétorique, faisant partie de ce qu’on appelait les exempla, anecdotes significatives dont étaient friands les humanistes ». (…) « On ne sait que penser de l’incompréhensible hiatus entre le Démocrite, dont on connaissait, déjà au XVIe siècle, le matérialisme et le relativisme radical par l’édition de l’œuvre de Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres (…) et le portrait peint par Velázquez. Hiatus, de même, entre l’Héraclite peint par Ribera ou Rubens et ce que les gens cultivés de la Renaissance pouvaient déjà pressentir de cette aurorale et profonde philosophie – que critiquait si fort Platon – du devenir absolu, du temps, du fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, car il n’est jamais le même. Comment consentir à la bouffonnerie involontaire que suggère ce couple molièresque du docteur Tant Pis et du docteur Tant Mieux, à cette paire de jean qui pleure et Jean qui rit, digne de la Comtesse de Ségur…». Voici enfin quelqu’un qui n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat ; et qui incite aussi à se rendre aux sources et lire - ou relire - de ce qu’il reste à lire de ces philosophes, ainsi que les savoureuses ‘Vies’ De Diogène Laërce. Castiglione-Giovani---diogene.jpeg 

A noter enfin, sur le plan technique, un support audio  très bien fait, téléchargeable et podcastable depuis chez soi. C’est plaisir et toujours enrichissant à réécouter ensuite avec le livre de l’exposition sous le nez.

Ribera_Sybille.jpg 

 Rouen_Bor_La_logique.jpg

Giordano-A_Cynical_Philospher_f.jpg 

 Rosa autoportrait

 

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